Prolonger la guerre est un crime contre la paix – et contre l'humanité

Alfred de Zayas (Photo mad)

par Alfred de Zayas,* Genève

(9 août 2022) Les procès de Nuremberg et les principes de Nuremberg n'ont pas entièrement perdu leur pertinence. Nonobstant les multiples violations des normes de Nuremberg par de nombreux pays depuis 1946, ils sont encore plus cruciaux aujourd'hui à la lumière de la prolifération des armes de destruction massive, qui mettent en danger la survie de l'ensemble de l'humanité. Les Nations unies sont appelées à développer des stratégies préventives et à assurer la résolution pacifique des conflits.

L'article 6(a) du «Statut du Tribunal militaire international» du 8 août 1945 [Annexe à l'«Accord de Londres»] définit les «Crimes contre la paix» comme suit: «La direction, la préparation, le déclenchement ou la poursuite d'une guerre d'agression, ou d'une guerre en violation des traités, assurances ou accords internationaux, ou la participation à un plan concerté ou à un complot pour l'accomplissement de l'un quelconque des actes qui précèdent».

Les principes de Nuremberg

Dans son discours d'ouverture au Tribunal de Nuremberg en octobre 1945, le procureur en chef américain Robert Jackson a judicieusement observé que «bien que cette loi soit d'abord appliquée contre les agresseurs allemands, elle inclut, si elle doit servir un but utile, la condamnation de l'agression par toute autre nation, y compris celles qui siègent ici en jugement».1

Le jugement du Tribunal de 1946 concluait que «déclencher une guerre d'agression n'est pas seulement un crime international, c'est le crime international suprême, qui diffère seulement des autres crimes de guerre en ce qu'il contient en lui-même le mal accumulé de l'ensemble».2

Les «Principes de Nuremberg», rédigés par la Commission du droit international et adoptés par l'Assemblée générale, confirment dans le Principe VI que les «crimes contre la paix» comprennent «i) Projeter, préparer, déclencher ou poursuivre une guerre d’agression ou une guerre faite en violation de traités, accords et engagements internationaux; ii) Participer à un plan concerté ou à un complot pour l’accomplissement de l’un quelconque des actes mentionnés à l’alinéa i.»3

Résolutions de l'ONU

En 1970, l'Assemblée générale des Nations Unies a établi les principes de l'ordre international dans la célèbre «Résolution 2625 sur les relations amicales»,4 et en 1974, l'Assemblée a encore élargi et renforcé la définition de l'agression dans sa Résolution 3314.

En 1984, l'Assemblée a adopté une résolution sur le «Droit des peuples à vivre en paix» (Rés. 39/11), ancrant toutes ces résolutions sur l'objet et le but de l'Organisation des Nations Unies: le maintien de la paix mondiale, la promotion du développement économique et la protection des droits de l'homme.

Statut de Rome

Le «Statut de Rome de la Cour pénale internationale» de 1998 inclut le «crime d'agression» [art 8bis] parmi les infractions relevant de sa compétence. Cependant, pour entrer en vigueur, cela nécessitait un accord entre les Etats parties au Statut de Rome, qui n'a été atteint qu'en 2010 à Kampala et n'est devenu opérationnel que le 17 juillet 2017.5

Selon la définition de Kampala, on entend par «crime d'agression» la «planification, la préparation, le lancement ou l'exécution par une personne effectivement en mesure de contrôler ou de diriger l'action politique ou militaire d'un Etat, d'un acte d'agression qui, par sa nature, sa gravité et son ampleur, constitue une violation manifeste de la Charte des Nations Unies du 26 juin 1945.»6

Hélas, la définition de Kampala comporte des ambiguïtés et des lacunes potentielles, puisqu'il n'y a aucune clarté sur les actions, les facteurs ou les éléments qui constitueraient une «violation manifeste» de la Charte des Nations Unies aux fins de la Cour pénale internationale (CPI).

En dépit du jugement de Nuremberg, des nombreuses résolutions, déclarations et définitions des Nations Unies, des centaines de guerres d’agression ont eu lieu depuis 1946. Il est particulièrement troublant que, jusqu'à présent, aucun homme politique ou dirigeant militaire n'ait été tenu pour responsable du «crime contre la paix».

Des centaines de guerres d’agression depuis 1946

Si l'on devait établir une liste des guerres d’agression, elle serait en effet très longue et comprendrait nécessairement l'invasion soviétique de la Hongrie en 1956 et de la Tchécoslovaquie en 1968, les différentes guerres d'Israël contre ses voisins, les guerres américaines en Indochine, le bombardement de la Yougoslavie par l'OTAN en 1999, l'invasion de l'Irak en 2003 par la «coalition des volontaires», les interventions militaires des Etats-Unis en Afghanistan, à Cuba, en République dominicaine, à Grenade, en Haïti, au Panama, etc.

Ajoutez à cela le bombardement de la Syrie par la Turquie, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, Israël et l'Arabie saoudite, la guerre saoudienne contre le Yémen, la guerre éclair de l'Azerbaïdjan contre le Haut-Karabakh, le bombardement continu du Kurdistan irakien par la Turquie, la guerre de la Russie en Ukraine et de nombreux conflits armés néocoloniaux en Afrique et en Asie.

Les preuves empiriques d'une impunité constante pour la conduite de guerres d’agression n'ont pas abrogé l'article 2(4) de la Charte des Nations Unies, mais on a établi des «précédents de licéité» qui remettent en question la viabilité de l'interdiction du recours à la force.

Absence de mécanismes d'application efficaces

De ce qui précède, nous comprenons que les principes de Nuremberg n'ont eu aucun effet dissuasif sur les hommes politiques. L'expérience montre que les considérations géopolitiques et les «intérêts vitaux» des Etats priment sur les principes juridiques internationaux. La menace d'être mis au banc des accusés à la Cour pénal internationale n'a effrayé aucun agresseur. Cette situation insatisfaisante n'est pas le résultat de définitions inadéquates, mais reflète l'absence de mécanismes d'application efficaces, que les grandes puissances n'ont pas réussi à établir jusqu'à présent.

Bien sûr, les concepts de «crime contre la paix» ou de «crime d'agression» pourraient être améliorés, car il est évident que ce n'est pas toujours le pays qui tire le premier coup de feu (ou le premier missile) qui porte la plus lourde responsabilité dans un conflit armé. Cette responsabilité est partagée avec l'Etat ou les Etats qui ont créé les conditions de la guerre, qui ont tenté d'encercler militairement un rival, qui ont imposé une coercition économique, qui se sont livrés à une cyberguerre ou qui ont exprimé des intentions ouvertement hostiles. Le «crime contre la paix» doit également inclure le franchissement délibéré de lignes rouges.

Interventions extérieures

De mon enfance, je connais une expression espagnole qui est pertinente ici: «tira la piedra y esconde la mano» – jeter la pierre et cacher la main, c'est-à-dire provoquer son rival et jouer ensuite les innocents.

Il ne fait aucun doute que l'imposition de mesures coercitives unilatérales (sanctions) visant à asphyxier l'économie d'un rival constitue un «recours à la force» massif au sens de l'article 2, paragraphe 4, de la Charte des Nations Unies, qui interdit le recours à la force contre d'autres Etats.

Le soutien ouvert et secret aux coups d'Etat contre des gouvernements impopulaires, y compris ceux démocratiquement élus, l'entraînement des armées de régimes fantoches, l'armement massif de pays susceptibles d'entrer en conflit, constituent une «menace» de recours à la force, également interdite par l'article 2(4) de la Charte des Nations Unies.

La «guerre de l'information», une guerre des mots hybride

Le concept de «crime contre la paix» doit être compris comme englobant la provocation d'un rival par un ensemble cohérent d'actions inamicales, par la diabolisation et la diffamation de ses institutions politiques. Une manifestation importante de cette provocation peut être la «guerre de l'information» moderne, une guerre des mots hybride accompagnée de fausses nouvelles et de récits biaisés.

Comme nous l'avons vécu lors des guerres de l'OTAN en Yougoslavie, en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie, elles ont toutes été précédées et soutenues par des reportages incendiaires, de la propagande de guerre et des incitations à la haine, tous interdits par l'article 20 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Obligation légale de négocier de bonne foi

En outre, le concept de «crime contre la paix» doit inclure une obligation positive de respecter l'article 2(3) de la Charte des Nations Unies, qui stipule que les Etats doivent régler leurs différends par des moyens pacifiques et la négociation diplomatique. Il est certain que l'imposition de sanctions économiques paralysantes ne peut être comprise comme un moyen «pacifique».

L'obligation légale de négocier de bonne foi signifie que les deux parties doivent être prêtes à faire des concessions, que les deux parties doivent comprendre qu'il doit y avoir un donnant-donnant, un quid pro quo. L'intransigeance de l'une ou l'autre partie contrevient à la lettre et à l'esprit de l'article 2(3) de la Charte et doit être considérée comme un facteur permettant de déterminer la commission du crime contre la paix.

En outre, lorsqu'un conflit armé a commencé, toutes les parties sont tenues de poursuivre les négociations de bonne foi en vue de mettre fin à l'effusion de sang. Le refus de négocier dans l'attente d'une «victoire» sur le champ de bataille, d'une «reddition inconditionnelle» de l'ennemi et du principe «le gagnant prend tout» est totalement incompatible avec l'article 2(3) de la Charte.

En d'autres termes, le «crime contre la paix» englobe le crime consistant à poursuivre la guerre par le réarmement et le refus de s'asseoir avec les médiateurs et de négocier un cessez-le-feu. Il inclut le refus de signer un accord négocié.

Que faire?

Que peut faire la communauté internationale si elle veut prévenir les conflits armés et le risque d'escalade vers une confrontation nucléaire? Avons-nous besoin de plus de lois et de règlements? Non. Ce qu'il faut de toute urgence, c'est un changement radical de mentalité.

Nous pouvons nous inspirer de la «Constitution de l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture» de 1945, dont le préambule nous inspire par les mots suivants:

«Les guerres prenant naissance dans l'esprit des hommes, c'est dans l'esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix [...].» Le préambule poursuit: «une paix fondée sur les seuls accords économiques et politiques des gouvernements ne saurait entraîner l'adhésion unanime, durable et sincère des peuples et que, par conséquent, cette paix doit être établie sur le fondement de la solidarité intellectuelle et morale de l'humanité.»7

En ce sens, il est évident que ce dont la communauté internationale a besoin, c'est d'un changement d'état d'esprit qui l'éloigne de l'approche militaire d'abord, pour l'amener à adopter une culture de la sécurité humaine axée sur le renforcement de la coopération économique, les échanges culturels et une nouvelle méthodologie de prévention des conflits.

Il ne fait aucun doute que la guerre est contraire à la démocratie. Les gens veulent la paix. Personne n'envoie librement son enfant à l'abattoir. Les politiciens mentent au peuple lorsqu'ils invoquent le patriotisme pour justifier leurs guerres géopolitiques. Certes, l'autodéfense est légitime en vertu de l'article 51 de la Charte des Nations unies, mais il n'existe pas de droit à l'autodéfense préventive, ni en Irak ni en Ukraine. Ce qui est nécessaire, ce sont des mécanismes d'«alerte précoce» et de médiation opportune.

Malheureusement, les Nations unies n'ont pas su faire preuve du leadership nécessaire à la médiation des griefs, notamment en ce qui concerne les aspirations à l'autodétermination, avant qu'ils ne se transforment en conflit armé. La négociation de bonne foi et la médiation internationale peuvent certainement éviter de nombreuses guerres.

Un «pacte mondial pour l'éducation à la paix»

Je voudrais proposer un «Pacte mondial pour l'éducation à la paix», afin de garantir que tous les membres de la famille humaine, enfants ou adultes, soient sensibilisés à la nécessité de la paix et de la réconciliation, en particulier à la lumière des énormes stocks d'armes nucléaires, déjà condamnés en 1984 par le Comité des droits de l'homme dans une observation générale comme le plus grand danger pour le «droit à la vie» selon l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Grâce à l'enseignement, nous pouvons apprendre à voir nos voisins comme des collaborateurs potentiels, des partenaires commerciaux, voire des amis, au lieu de les craindre comme des concurrents, voire des ennemis. Jusqu'à présent, notre éducation traditionnelle érige des barrières mentales et suggère que «l'autre» doit en quelque sorte être exclu.

Ce n'est pas une bonne recette pour la coexistence sur cette unique planète, et nous devons accepter de vivre ensemble en paix. Pour parvenir à ce résultat, nous devons être éduqués à l'empathie et à la solidarité internationale, comme le suggère le projet de déclaration des Nations Unies de 2017 sur le «droit à la solidarité internationale».8

Nous devons également nous éloigner des vues démagogiques sur le «patriotisme», sur l'état d'esprit simpliste «mon pays a raison ou tort», sur notre focalisation sur la mort, sur la persistance de la vision dangereuse selon laquelle l'honneur et la gloire sont nécessairement associés à la guerre.

Même au XXIe siècle, nous continuons à considérer les chefs militaires et les despotes comme des héros, qu'il s'agisse d'Alexandre le Grand, de Jules César, des Vikings, de Guillaume le Conquérant, des Croisés, de Tamerlan, d'Alexandre Nevsky, du roi Ferdinand et de la reine Isabelle, d’Elisabeth Ier d'Angleterre, de Gustavus Adolphus de Suède, d’Oliver Cromwell, du «roi soleil» Louis XIV, de Napoléon Ier, et même de son infortuné neveu Napoléon III, du général William Tecumseh Sherman, de George Custer, de Mustafa Kemal Ataturk, de George Paton …. On pourrait penser que pour être qualifié de «grand», un homme politique doit être un tueur de masse.

Reconnaître la paix comme un droit humain fondamental

Pourquoi ne pas prendre plutôt comme modèles les artisans de la paix et les humanitaires comme Henri Dunant, Florence Nightingale, Bertha von Suttner ou Albert Schweitzer?

Au fond d'eux-mêmes, beaucoup croient encore que «dulce et decorum est pro patria mori» – il est doux et honorable de mourir pour sa patrie (Horace). Ne serait-il pas préférable de vivre pour sa patrie, de contribuer au bien commun, d'être des artisans et des gardiens de la paix? Tel est le message de Wilfred Owen dans son immortel poème sur la Première Guerre mondiale intitulé «Anthem for Doomed Youth» [Hymne à la jeunesse condamnée].

Nous devons donc enfin reconnaître la paix comme un droit fondamental de l'homme et rejeter l'idée étatique selon laquelle les présidents et les premiers ministres peuvent décider de faire la guerre quand cela leur convient, et le reste de la société doit suivre docilement et être leur chair à canon.

La guerre en Ukraine était éminemment évitable. La responsabilité de son déclenchement et de ses conséquences est partagée entre Poutine, Zelensky et l'OTAN. La solution n'est pas de faire appel à la Cour pénale internationale pour juger qui que ce soit. Ce serait un pansement, un geste a posteriori pour faire porter toute la responsabilité à quelqu'un. La solution n'est pas la punition, mais la réconciliation et la reconstruction. La solution passe par la reconnaissance du fait que beaucoup d'entre nous sont, d'une certaine manière, complices de la création des conditions de la guerre, y compris les magnats des médias, en particulier dans la presse occidentale, qui se sont délectés d'hyperboles et de propagande de guerre.

Il est possible de mettre fin à la guerre demain, mais cela nécessite la bonne foi de toutes les parties et l'honnêteté intellectuelle, et non la rhétorique et la démagogie.

*     Alfred de Zayas est professeur de droit à la Geneva School of Diplomacy et a été expert indépendant de l'ONU sur la promotion d'un ordre international démocratique et équitable de 2012 à 2018. Il est l'auteur de dix livres dont «Building a Just World Order», Clarity Press, 2021.

Source: https://www.counterpunch.org/2022/07/22/prolonging-war-is-a-crime-against-peace-and-a-crime-against-humanity/, 22 juillet 2022

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://www.roberthjackson.org/speech-and-writing/opening-statement-before-the-international-military-tribunal/

2 Le Tribunal militaire international pour l'Allemagne (1946-09-30), jugement du Tribunal militaire international, Avalon Project, Université de Yale.
https://legal.un.org/ilc/documentation/english/a_cn4_5.pdf

3 https://legal.un.org/ilc/texts/instruments/english/draft_articles/7_1_1950.pdf

4 Voir mes «25 principes de l'ordre international» au chapitre 2 de mon livre «Building A Just World Order», Clarity Press, Atlanta, 2021.

5 https://www.justsecurity.org/49859/crime-aggression-activated-icc-matter/
Bien que la CPI puisse désormais poursuivre les crimes d'agression et qu'il s'agisse du quatrième crime (après les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et le génocide) relevant de la compétence de la Cour, il est peu probable que des poursuites soient engagées dans un avenir proche en raison de la définition étroite du crime et de la nature complémentaire de la compétence de la CPI. Néanmoins, il y a une force déclaratoire et symbolique.

6 https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/2002/586/fr et
https://www.ejiltalk.org/what-exactly-was-agreed-in-kampala-on-the-crime-of-aggression/

7 https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/1949/334_334_338/fr et https://www.unesco.org/en/legal-affairs/constitution

8 https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Issues/Solidarity/DraftDeclarationRightInternationalSolidarity.pdf

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