La géopolitique de la paix

Discours au Parlement européen le 19 février 2025

par le professeur Jeffrey D. Sachs,* Etats-Unis

(14 mars 2025) (CH-S) Dans un discours très remarqué, prononcé devant des parlementaires européens à l'invitation de l'eurodéputé et ancien diplomate allemand Michael von der Schulenburg,** le professeur Jeffrey D. Sachs, économiste de renommée mondiale, a qualifié l'évolution de la guerre en Ukraine de produit de la politique étrangère américaine. Il appelle les Européens à s'émanciper et à élaborer une politique indépendante en faveur de la paix et de la prospérité économique. «Point de vue Suisse» documente le discours intégral1 – et ce en trois langues.

Jeffrey D. Sachs s'adresse aux parlementaires européens le 19 février
2025. (Capture d'écran Parlement européen)

Jeffrey Sachs a activement participé à la politique étrangère américaine au cours des quatre dernières décennies. Il n'a jamais hésité à mettre ses connaissances approfondies et ses convictions au service de l'humanité et de la sagesse. C'est ce qui rend son discours si exceptionnel.

* * *

Michael [von der Schulenburg], merci beaucoup, et merci à vous tous pour cette occasion de nous retrouver et de réfléchir tous ensemble. Nous vivons en effet une époque compliquée, dangereuse et en pleine mutation. C'est pourquoi nous avons besoin de raisonnements clairs. Je suis particulièrement intéressé par nos échanges ultérieurs, c'est pourquoi je vais essayer d'être aussi bref et clair que possible.

Au cours des 36 dernières années, j'ai suivi de très près les événements en Europe de l'Est, dans l'ancienne Union soviétique et en Russie. J'ai été conseiller du gouvernement polonais en 1989, du président Gorbatchev en 1990–1991, du président Eltsine en 1991–1993, du président Koutchma d'Ukraine en 1993–1994. J'ai contribué à l'introduction de la monnaie estonienne.

J'ai aidé plusieurs pays de l'ex-Yougoslavie, en particulier la Slovénie. Après le Maïdan, le nouveau gouvernement m'a demandé de venir à Kiev et on m'a fait visiter le Maïdan, ce qui m'a permis d'apprendre beaucoup de choses de première main.

Je suis en contact avec les dirigeants russes depuis plus de 30 ans. Je connais les dirigeants politiques américains de près, Janet Yellen, notre précédente secrétaire au Trésor, était ma merveilleuse professeure de macroéconomie il y a 52 ans. Nous sommes liées d'amitié depuis un demi-siècle. Je connais ces personnes.

Je dis cela parce que les explications que je souhaite donner ne sont pas de seconde main. Ce n'est pas une idéologie. C'est ce que j'ai vu et vécu de mes propres yeux pendant cette période. Je voudrais vous exposer ma vision des événements qui ont frappé l'Europe à bien des égards, et je n'aborderai pas seulement la crise ukrainienne, mais aussi la Serbie en 1999, les guerres au Moyen-Orient, y compris en Irak et en Syrie, les guerres en Afrique, y compris au Soudan, en Somalie et en Libye. Ces événements sont en grande partie le résultat d'une politique américaine profondément erronée.

Ce que je vais dire va peut-être vous surprendre, mais je parle en connaissance de cause et en ayant été témoin de ces événements.

La géopolitique de la paix

1) La politique étrangère des Etats-Unis

Ce sont des guerres que les Etats-Unis ont menées et provoquées. Et c'est le cas depuis plus de 30 ans maintenant. Les Etats-Unis en sont venus à considérer, surtout en 1990 et 1991, puis avec la fin de l'Union soviétique, qu'ils dirigent désormais le monde et qu'ils n'ont pas à tenir compte des opinions, des lignes rouges, des préoccupations, des points de vue en matière de sécurité, des obligations internationales ou de tout cadre de l'ONU.

Je suis désolé de le dire aussi clairement, mais je veux que vous le compreniez.

En 1991, j'ai fait de mon mieux pour obtenir une aide financière pour Gorbatchev,2 qui, à mon avis, était le plus grand homme d'Etat de notre époque moderne. J'ai récemment lu la note d'archive de la discussion du Conseil de sécurité nationale sur ma proposition du 3 juin 1991, et j'ai lu pour la première fois comment la Maison Blanche l'avait complètement rejetée, et avait essentiellement écarté d'un revers de main ma demande d'aide des Etats-Unis à l'Union soviétique pour la stabilisation financière et l'aide financière à ses réformes.

La note indique que le gouvernement américain a décidé de faire le strict minimum pour éviter une catastrophe, mais juste le strict minimum.3 Ils ont décidé que ce n'était pas le rôle des Etats-Unis d'aider. Bien au contraire.4

Lorsque l'Union soviétique a pris fin en 1991, ce point de vue est devenu encore plus exagéré. Et je peux citer des passages entiers, nous [les Etats-Unis] avions le contrôle. Cheney, Wolfowitz, et bien d'autres personnes que vous avez appris à connaître entre-temps, croyaient littéralement que le monde était désormais américain et que nous pourrions faire ce que nous voulons.

Nous mettrions de l'ordre dans l'ancienne Union soviétique. Nous éliminerons tous les alliés restants de l'ère soviétique. Des pays comme l'Irak, la Syrie, etc. disparaîtront. Et nous vivons cette politique étrangère depuis maintenant 33 ans.

L'Europe a payé un lourd tribut à cela, car elle n'a pas eu de politique étrangère pendant cette période, à ma connaissance. Pas de voix, pas d'unité, pas de clarté, pas d'intérêts européens, uniquement la loyauté américaine.

Il y a eu des moments de désaccord, et je pense que c'étaient de très beaux désaccords. Le dernier moment important remonte à 2003, à la veille de la guerre en Irak, lorsque la France et l'Allemagne ont déclaré qu'elles ne soutenaient pas les Etats-Unis qui contournaient le Conseil de sécurité de l'ONU pour cette guerre. Cette guerre a été directement concoctée par Netanyahu et ses collègues du Pentagone américain.5

Je ne dis pas qu'il y avait un lien ou une interdépendance. Je dis que c'était une guerre menée pour Israël. C'était une guerre que Paul Wolfowitz et Douglas Feith ont coordonnée avec Netanyahu. Et c'était la dernière fois que l'Europe fit entendre sa voix.

A l'époque, j'ai parlé avec les dirigeants européens, et ils ont été très clairs, et c'était assez merveilleux d'entendre leur opposition à une guerre inacceptable. L'Europe a complètement perdu sa voix après cela, notamment en 2008.

Ce qui s'est passé après 1991, et pour nous amener à 2008, c'est que les Etats-Unis ont décidé que l'unipolarité signifiait étendre progressivement l'OTAN de Bruxelles à Vladivostok.

2) L'élargissement de l'OTAN

L'élargissement de l'OTAN vers l'Est serait sans fin. Ce serait le monde unipolaire des Etats-Unis. Si vous avez joué au «Risk» quand vous étiez enfant, comme je l'ai fait, c'est l'idée des Etats-Unis: avoir une pièce sur chaque partie du plateau. Tout endroit sans base militaire américaine est un ennemi, en gros. La neutralité est un mot tabou dans le lexique politique américain.

La neutralité est peut-être le mot le plus sale dans la mentalité américaine. Si vous êtes un ennemi, nous savons que vous êtes un ennemi. Si vous êtes neutre, vous êtes un subversif, parce que vous êtes en réalité contre nous, mais sans nous le dire. Vous faites seulement semblant d'être neutre. C'était donc bien là l'état d'esprit, et la décision a été prise officiellement en 1994 lorsque le président Bill Clinton a approuvé l'élargissement de l'OTAN à l'Est.

Vous vous souviendrez que le 7 février 1990, Hans-Dietrich Genscher et James Baker III s'étaient entretenus avec Gorbatchev. Genscher avait donné une conférence de presse à l'issue de cet entretien, au cours de laquelle il avait expliqué que l'OTAN ne se déplacerait pas vers l'Est.6

L'Allemagne et les Etats-Unis ne profiteraient pas de la dissolution du Pacte de Varsovie. Comprenez, s'il vous plaît, que cet engagement a été pris dans un contexte juridique et diplomatique, et non dans un contexte occasionnel. Ces engagements étaient au cœur des négociations qui ont mis fin à la Seconde Guerre mondiale et ont ouvert la voie à la réunification allemande.

Il a été convenu que l'OTAN ne se déplacerait pas d'un pouce vers l'Est.7 Et c'était explicite, et c'est fixé dans d'innombrables documents. Il suffit de consulter les Archives de sécurité nationale de l'Université George Washington pour obtenir des dizaines de documents.8

Il s'agit d'un site web intitulé «Qu'a appris Gorbatchev sur l'OTAN». Jetez-y un coup d'œil, s'il vous plaît, car tout ce que les Etats-Unis vous disent à propos de cette promesse est un mensonge, mais les archives sont parfaitement claires.

Ainsi, la décision a été prise par Clinton en 1994 d'étendre l'OTAN jusqu'en Ukraine. Il s'agit d'un projet américain à long terme. Cela n'est pas dû à une administration ou à une autre. Il s'agit d'un projet du gouvernement américain qui a débuté il y a plus de 30 ans. En 1997, Zbigniew Brzezinski a écrit «Le Grand Echiquier. L’Amérique et le reste du monde», décrivant l'élargissement de l'OTAN vers l'Est.

Ce livre n'est pas seulement le fruit de l'imagination de M. Brzezinski. Il présente au public les décisions déjà prises par le gouvernement américain, ce qui est le propre d'un tel ouvrage. Le livre décrit l'élargissement de l'Europe et de l'OTAN vers l'Est comme des événements simultanés et conjoints. Et il y a un bon chapitre dans ce livre qui pose la question suivante: que fera la Russie alors que l'Europe et l'OTAN s'étendent de plus en plus vers l'Est?

Je connaissais personnellement Zbig Brzezinski. Il était très gentil avec moi. Je conseillais la Pologne et il m'a beaucoup aidé. C'était aussi un homme intelligent, et pourtant il s'est complètement trompé en 1997.

En 1997, il a écrit en détail pourquoi la Russie ne pouvait que se rallier à l'expansion vers l’Est de l'OTAN et de l'Europe.9 Il a vraiment parlé de l'élargissement de l'Europe vers l'Est, et pas seulement de l'Europe, mais aussi de l'OTAN. C'était un plan américain, un projet. Et Brzezinski explique que la Russie ne s'alignera jamais sur la Chine. Impensable. La Russie ne s'alignera jamais sur l'Iran.

Selon Brzezinski, la Russie n'a pas d'autre vocation que la vocation européenne. Ainsi, alors que l'Europe se déplace vers l'Est, la Russie ne peut rien y faire. C'est ce que dit encore un autre stratège américain. Est-il nécessaire de se demander pourquoi nous sommes constamment en guerre? Parce qu'une chose à propos de l'Amérique est que nous croyons toujours «savoir» ce que nos adversaires vont faire, et nous nous trompons constamment!

Et l'une des raisons pour lesquelles nous nous trompons constamment, c'est que dans la théorie des jeux non coopérative avec laquelle les stratèges américains jouent, il n’y a aucun échange avec l'autre camp. On sait toujours quelle est la stratégie de l'autre camp. C'est merveilleux. Ça fait gagner beaucoup de temps. Il n'y a nul besoin de diplomatie.

3) La stratégie de la mer Noire

Ce projet a donc été sérieusement entamé en 1994, et nous avons poursuivi une politique gouvernementale continue pendant trente ans, jusqu'à hier peut-être.10 Un projet de trente ans. L'Ukraine et la Géorgie étaient les clés du projet. Pourquoi? Parce que les Etats-Unis ont appris tout ce qu'ils savent des Britanniques.

Nous sommes l'Empire britannique en herbe. Et ce que l'Empire britannique a compris en 1853 – avec M. Palmerston, excusez-moi, Lord Palmerston [avec Napoléon III] –, c'est qu'il faut encercler la Russie avec la mer Noire et lui refuser l'accès à la Méditerranée orientale.

Ce que vous observez, c'est un projet américain visant à faire de même au XXIe siècle. L'idée des Etats-Unis était que l'Ukraine, la Roumanie, la Bulgarie, la Turquie et la Géorgie, tous membres de l'OTAN, priveraient la Russie de tout statut international en bloquant la mer Noire et en la neutralisant essentiellement pour en faire une puissance locale. Brzezinski est clair concernant cette situation géographique.

Après Palmerston et avant Brzezinski, il y a bien sûr eu Halford Mackinder en 1904: «Qui gouverne l'Europe de l'Est domine le heartland; qui gouverne le heartland domine l'île-monde; qui gouverne l'île-monde domine le monde.»11

J'ai connu les présidents et/ou leurs équipes. Rien n'a beaucoup changé de Clinton à Bush Jr., en passant par Obama, Trump et Biden. Peut-être ont-ils empiré au fil du temps. Biden a été le pire à mon avis. Peut-être est-ce aussi dû au fait qu'il n'était pas en possession de ses moyens ces dernières années. Je le dis sérieusement, et non par méchanceté.

Le système politique américain est un système factice, un système de manipulation médiatique quotidienne. C'est un système de relations publiques. On pouvait avoir un président qui, en fait, ne fonctionnait pas, et laisser cette personne au pouvoir pendant deux ans et la laisser presque se représenter.

La seule chose qu'il avait à faire était de rester seul sur scène pendant quatre-vingt-dix minutes, et c'était tout. Sans ce contretemps, il aurait été candidat, qu'il dorme ou non dès 16 heures. C’est la réalité. Tout le monde s'y fait. C'est impoli de dire ce que je dis, car de nos jours, nous ne disons pas la vérité sur presque tout dans ce monde.

Donc, ce projet a commencé dans les années 1990. Le bombardement de Belgrade pendant 78 jours consécutifs en 1999 faisait partie de ce projet. Diviser ce pays alors que les frontières sont «sacro-saintes», n'est-ce pas? Sauf pour le Kosovo, bien sûr. Les frontières sont sacro-saintes sauf quand l'Amérique les change.

La division du Soudan était un autre projet américain connexe. Prenons l'exemple de la rébellion du Sud-Soudan. Est-ce que cela s'est produit simplement parce que les Sud-Soudanais se sont rebellés? Ou dois-je vous lire le manuel de la CIA?

Essayons de comprendre en tant qu'adultes de quoi il s'agit. Les campagnes militaires sont coûteuses. Elles nécessitent du matériel, de la formation, des camps de base, des renseignements, des finances. Ce soutien vient des grandes puissances. Il ne vient pas des insurrections locales.

Le Sud-Soudan n'a pas vaincu le Soudan dans une bataille tribale. La division du Soudan était un projet américain. Je me suis souvent rendu à Nairobi et j’ai rencontré des militaires américains, des sénateurs ou d'autres personnes ayant un «profond intérêt» pour la politique intérieure du Soudan. Cette guerre faisait partie du jeu de l'unipolarité américaine.

4) La politique étrangère américaine et l'élargissement de l'OTAN

Ainsi, l'élargissement de l'OTAN, comme vous le savez, a commencé en 1999 avec la Hongrie, la Pologne et la République tchèque. La Russie était extrêmement mécontente, mais ces pays étaient encore loin de ses frontières. La Russie a protesté, mais en vain, bien sûr. Puis George Bush Jr. est arrivé au pouvoir. Lorsque le 11-Septembre a eu lieu, le président Poutine a promis tout son soutien aux Etats-Unis. Et puis les Etats-Unis ont décidé, vers le 20 septembre 2001, qu'ils allaient lancer sept guerres en cinq ans!

Vous pouvez écouter le général Wesley Clark en parler en vidéo.12 Il était le commandant suprême de l'OTAN en 1999. Il s'est rendu au Pentagone vers le 20 septembre 2001. On lui tendit une feuille de papier sur laquelle figurait une liste de sept guerres possibles pour les Etats-Unis. Il s'agissait en fait des guerres de Netanyahou.

Le plan du gouvernement américain consistait en partie à se débarrasser des anciens alliés soviétiques et en partie à éliminer les partisans du Hamas et du Hezbollah.

L'idée de Netanyahu était et est qu'il n'y aura qu'un seul Etat dans toute la Palestine d'avant 1948. Oui, un seul Etat. Ce sera Israël. Israël contrôlera tout le territoire du Jourdain à la mer Méditerranée. Et si quelqu'un s'y oppose, nous le renverserons.

Eh bien, pas Israël exactement, mais plus précisément notre ami, les Etats-Unis. C'était la politique américaine jusqu'à ce matin. Nous ne savons pas si cela va changer. Le seul problème à présent, c'est que les Etats-Unis pourraient devenir «propriétaires de Gaza» [selon le président Trump], au lieu d'Israël.

L'idée de Netanyahou existe depuis au moins 25 ans. Elle remonte à un document intitulé «Clean Break» que Netanyahou et son équipe politique américaine ont rédigé en 1996 pour mettre fin à l'idée de la solution à deux Etats. Vous pouvez également trouver ce document en ligne.13

Il s'agit donc de projets américains à long terme. Il est erroné de se demander: «Est-ce Clinton? Est-ce Bush? Est-ce Obama?» C'est une façon ennuyeuse d'envisager la politique américaine, comme un jeu au jour le jour ou d'année en année. Pourtant, ce n'est pas ainsi que fonctionne la politique américaine.

Après 1999, le prochain élargissement de l'OTAN a eu lieu en 2004 avec sept pays supplémentaires: les trois Etats baltes, la Roumanie, la Bulgarie, la Slovénie et la Slovaquie. A ce moment-là, la Russie était très contrariée.

Cette deuxième vague d'élargissement de l'OTAN constituait une violation totale de l'ordre d'après-guerre convenu au moment de la réunification allemande. Il s'agissait essentiellement d'une ruse fondamentale, ou d'une défection, des Etats-Unis d'un accord de coopération avec la Russie.

Comme tout le monde s'en souvient, parce que nous venons d'avoir la Conférence de Munich sur la sécurité (MSC) la semaine dernière, le président Poutine s'est rendu à la MSC en 2007 pour dire: «Stop, ça suffit». Bien sûr, les Etats-Unis n'ont pas écouté.14

En 2008, les Etats-Unis ont imposé à l'Europe leur projet de longue date d'élargir l'OTAN à l'Ukraine et à la Géorgie. Il s'agit d'un projet à long terme. J'ai écouté M. Saakachvili à New York au printemps 2008, lorsqu'il s'est exprimé devant le Council on Foreign Relations. Il nous a dit que la Géorgie se trouvait au cœur de l'Europe et qu'à ce titre, elle devait rejoindre l'OTAN. Je suis sorti et j'ai appelé ma femme pour lui dire: «Cet homme est fou; il va faire exploser son pays.»

Un mois plus tard, une guerre éclata entre la Russie et la Géorgie, au cours de laquelle la Géorgie fut vaincue. Les événements les plus récents à Tbilissi ne sont pas non plus favorables à la Géorgie, avec vos députés européens qui s'y rendent pour encourager les manifestations. Cela ne sauve pas la Géorgie; cela détruit la Géorgie, la détruit complètement.

En 2008, comme tout le monde le sait, notre ancien directeur de la CIA, William Burns, qui était alors ambassadeur des Etats-Unis en Russie, a envoyé un long câble diplomatique à la secrétaire d'Etat Condoleezza Rice, qui portait le célèbre titre «Nyet means Nyet».15 Le message de Burns était que l'ensemble de la classe politique russe, et pas seulement le président Poutine, s'opposait à l'élargissement de l'OTAN.

Nous n'avons eu connaissance de ce câble que par Julian Assange. Croyez-moi, pas un mot n'est dit au peuple américain à ce sujet par notre gouvernement ou nos principaux journaux ces jours-ci. Nous devons donc remercier Julian Assange pour la note de service, que nous pouvons lire en détail.

Comme vous le savez, Viktor Ianoukovitch a été élu président de l'Ukraine en 2010 sur la base de la neutralité de l'Ukraine. La Russie n'avait aucun intérêt territorial ni aucune intention en Ukraine.

Je le sais car j'y étais par intermittence pendant plusieurs années. Ce que la Russie négociait en 2010, c'était un bail de 25 ans jusqu'en 2042 pour la base navale de Sébastopol. C'est tout. Il n'y avait aucune revendication russe pour la Crimée ou le Donbass. Rien de tout cela.

L'idée selon laquelle Poutine voudrait reconstruire l'empire russe relève de la propagande puérile. Toutes mes excuses.

Si quelqu'un connaît l'histoire au jour le jour et d'année en année, alors un truc infantile. Cependant, les trucs infantiles semble mieux fonctionner que les trucs adultes.

Ainsi, il n'y avait aucune revendication territoriale avant le coup d'Etat de 2014. Pourtant, les Etats-Unis ont décidé que Ianoukovitch devait être renversé parce qu'il était favorable à la neutralité et s'opposait à l'élargissement de l'OTAN. C'est ce qu'on appelle une opération de changement de régime.

Il y a eu une centaine d'opérations de changement de régime menées par les Etats-Unis depuis 1947, dont beaucoup dans vos pays [s'adressant aux députés européens] et beaucoup dans le monde entier.16 C'est le travail de la CIA. Soyez-en conscients. C'est une politique étrangère très inhabituelle.

Au sein du gouvernement américain, si vous n'aimez pas l'autre camp, vous ne négociez pas avec lui, vous essayez de le renverser, de préférence, en secret. Si cela ne fonctionne pas en secret, vous le faites ouvertement. Et on affirme toujours que ce n'est pas de notre faute. C'est eux l'agresseur. C'est toujours l'autre camp.

Ils sont «Hitler». Cela revient tous les deux ou trois ans. Que ce soit Saddam Hussein, que ce soit Assad, que ce soit Poutine, c'est très pratique. C'est la seule déclaration de politique étrangère jamais faite au peuple américain.

Eh bien, nous sommes confrontés à Munich en 1938. Nous ne pouvons pas parler à l'autre camp. Ce sont des ennemis cruels et impitoyables. C'est le seul modèle de politique étrangère que nous est offerte par notre gouvernement et les médias grand public. Ces médias le répètent sans aucune vérification, car ils sont complètement infiltrés par le gouvernement américain.

5) La révolution de Maïdan et ses conséquences

En 2014, les Etats-Unis ont activement œuvré au renversement de Ianoukovitch. Tout le monde connaît l'appel téléphonique intercepté par ma collègue de l'Université Columbia, Victoria Nuland, et l'ambassadeur américain, Peter Pyatt. Il n'y a pas de meilleure preuve. Les Russes ont intercepté leur entretien téléphonique et l'ont mis sur Internet. Ne manquez pas d'écouter ce document.17

C'est fascinant. En faisant cela, ils ont tous été promus dans l'administration Biden. C'est ainsi que cela se passe. Lorsque le Maidan a eu lieu, j'ai été appelé peu après. «Professeur Sachs, le nouveau Premier ministre ukrainien aimerait vous voir pour parler de la crise économique.» Je me suis donc envolé pour Kiev et on m'a fait faire le tour du Maidan. Et on m'a expliqué comment les Etats-Unis avaient financé toutes les personnes présentes autour du Maidan – cette révolution «spontanée» de la dignité.

Mesdames et Messieurs, s'il vous plaît, comment se fait-il que tous ces médias ukrainiens apparaissent soudainement, au bon moment, sur le Maïdan? D'où vient toute cette organisation? D'où viennent tous ces bus? D'où viennent tous ces gens? Vous plaisantez? C'est une action préparée de longue date.

Et ce n'est pas un secret, sauf peut-être pour les citoyens de l'Europe et des Etats-Unis. Tous les autres le comprennent très clairement.

Puis, après le coup d'Etat, nous arrivons aux Accords de Minsk, en particulier Minsk II, qui, soit dit en passant, s’est inspiré de l'autonomie du Tyrol du Sud pour les Allemands de souche en Italie.

Les Belges peuvent également très bien comprendre Minsk II, car il appelait à l'autonomie et aux droits linguistiques des russophones de l'est de l'Ukraine. Minsk II a été soutenu à l'unanimité par le Conseil de sécurité des Nations Unies.18 Pourtant, les Etats-Unis et l'Ukraine ont décidé de ne pas l’appliquer. L'Allemagne et la France, garantes du processus de Normandie, l'ont également ignoré.

Ce rejet de Minsk II était une autre action unipolaire directe des Etats-Unis, l'Europe jouant comme d'habitude un rôle subsidiaire totalement inutile, bien qu'elle était garante de l'accord.

Trump a remporté les élections de 2016, puis a augmenté les livraisons d'armes à l'Ukraine. Les bombardements de l'Ukraine dans le Donbass ont fait plusieurs milliers de morts. L'Accord de Minsk II n'a pas été mis en œuvre.

Puis Biden est entré en fonction en 2021. J'espérais que les choses s'arrangeraient, mais j'ai été une fois de plus profondément déçu. J'étais auparavant membre du Parti démocrate. Maintenant, je ne suis membre d'aucun parti, car ils sont tous les deux pareils à mes yeux. Les démocrates sont devenus de véritables bellicistes au fil du temps, et il n'y avait pas une seule voix dans le parti pour appeler à la paix. Tout comme la plupart de vos parlementaires.

Fin 2021, Poutine a fait une dernière tentative pour parvenir à un modus operandi avec les Etats-Unis, en proposant deux projets d'accord de sécurité, l'un avec l'Europe et l'autre avec les Etats-Unis. Il a présenté le projet d'accord russo-américain le 15 décembre 2021.

Ensuite, j'ai eu un appel d'une heure avec Jake Sullivan [conseiller à la sécurité nationale] à la Maison Blanche, le suppliant: «Jake, évite la guerre. Tu peux éviter la guerre. Tout ce que les Etats-Unis ont à faire, c'est de dire «L'OTAN ne s'étendra pas à l'Ukraine». Et il m'a répondu: «Oh, l'OTAN ne s'étendra pas à l'Ukraine. Ne t'inquiète pas pour ça.»

J'ai dit: «Jake, dis-le publiquement.» «Non. Non. Non. Nous ne pouvons pas le dire publiquement.» J'ai dit: «Jake, tu vas déclencher une guerre pour quelque chose qui ne va même pas se produire?» Il a dit: «Ne t'inquiète pas, Jeff. Il n'y aura pas de guerre.»

Ce ne sont pas des gens très intelligents. Je vous le dis, si je peux vous donner mon avis honnête, ce ne sont pas des personnes sensées. Ils ne parlent qu'entre eux. Ils ne parlent à personne d'autre. Ils s'intéressent à la théorie des jeux.

Dans la théorie des jeux non coopérative, on ne parle pas à l'autre partie. On se contente d'élaborer sa stratégie. C'est l'essence même de la théorie des jeux non coopérative. Ce n'est pas une théorie de négociation. Ce n'est pas une théorie de pacification. C'est une théorie unilatérale et non coopérative, si l'on s'y connaît en théorie des jeux formelle.

C'est ce qu'ils jouent. Ce type de théorie des jeux a commencé [à être appliqué] à la RAND Corporation. C'est ce qu'ils jouent toujours et encore. En 2019, la RAND a publié un article intitulé «Extending Russia: Competing from Advantageous Ground».19

C'est incroyable, ce document accessible au public pose la question de savoir comment les Etats-Unis peuvent contrarier, irriter et affaiblir la Russie. C'est littéralement la stratégie. Nous essayons de provoquer la Russie, d'essayer de la faire éclater, peut-être de provoquer un changement de régime, peut-être des troubles, peut-être une crise économique.

C'est ce que vous appelez en Europe votre allié. Alors, j'étais là, avec mon appel téléphonique frustrant avec Sullivan, debout dans le froid glacial. En fait, j'avais prévu de faire du ski pour la journée. «Oh, il n'y aura pas de guerre, Jeff.»

Nous savons ce qui s'est passé ensuite: l'administration Biden a refusé de négocier l'élargissement de l'OTAN. L'idée la plus stupide de l'OTAN est la politique dite de la porte ouverte, basée sur l'article 10 du Traité de l'OTAN (1949). L'OTAN se réserve le droit d'aller où elle veut, tant que le gouvernement hôte est d'accord, sans qu'aucun voisin – comme la Russie – n'ait son mot à dire.

Eh bien, je dis aux Mexicains et aux Canadiens: «N'essayez pas.» Vous savez, Trump pourrait vouloir envahir le Canada. Le gouvernement canadien pourrait alors dire à la Chine: «Pourquoi ne construisez-vous pas une base militaire en Ontario?» Je ne le conseillerais pas. Les Etats-Unis ne diraient pas: «Eh bien, si vous êtes d’accord. Ce sont les affaires du Canada et de la Chine, pas les nôtres.» Les Etats-Unis envahiraient le Canada.

Pourtant, des adultes, y compris en Europe, au sein de ce Parlement, de l'OTAN, de la Commission européenne, répètent le mantra absurde selon lequel la Russie n'a pas son mot à dire dans l'élargissement de l'OTAN. C'est absurde. Ce n'est même pas de la géopolitique pour débutants. Ce n'est vraiment pas réfléchi du tout. Ainsi, la guerre en Ukraine s'est intensifiée en février 2022 lorsque l'administration Biden a refusé toute négociation sérieuse.

6) La guerre en Ukraine et le contrôle des armes nucléaires

Quelle était l'intention de Poutine dans cette guerre? Je peux vous dire quelle était son intention. Il s'agissait de forcer Zelensky à négocier la neutralité. Cela s'est produit quelques jours après le début de l'invasion. Vous devriez comprendre ce point fondamental, et non la propagande qui est écrite sur l'invasion, affirmant que l'objectif de la Russie était de conquérir l'Ukraine avec quelques dizaines de milliers de soldats.

Allons, Mesdames et Messieurs. Essayez de comprendre quelque chose de fondamental. L'idée de l'invasion russe était d'empêcher l'OTAN d'entrer en Ukraine. Et qu'est-ce que l'OTAN, en réalité? C'est l'armée américaine, avec ses missiles, ses déploiements de la CIA, et tout le reste.

L'objectif de la Russie était de maintenir les Etats-Unis à l'écart de sa frontière. Pourquoi la Russie s'intéresse-t-elle autant à cela? Imaginez que la Chine ou la Russie décident d'installer une base militaire sur le Rio Grande ou à la frontière canadienne, non seulement les Etats-Unis paniqueraient, mais nous aurions la guerre dans les dix minutes. Lorsque l'Union soviétique a tenté cela à Cuba en 1962, le monde a failli sombrer dans un Armageddon nucléaire.

Tout cela est gravement amplifié par le fait que les Etats-Unis ont unilatéralement abandonné le Traité sur les missiles antibalistiques (ABM) en 2002, mettant ainsi fin au cadre de contrôle des armes nucléaires qui a assuré une relative stabilité. Il est extrêmement important de comprendre cela.

Le cadre de contrôle des armes nucléaires est fondé, en grande partie, sur la dissuasion d'une première frappe [décapitation]. Le Traité ABM était un élément essentiel de cette stabilité. Les Etats-Unis ont quitté unilatéralement le Traité ABM en 2002. Cela a provoqué l'ire de la Russie

Ainsi, tout ce que j'ai décrit à propos de l'élargissement de l'OTAN s'est produit dans le contexte de la destruction par les Etats-Unis du cadre nucléaire. A partir de 2010, les Etats-Unis ont commencé à installer des systèmes de missiles antibalistiques Aegis en Pologne, puis plus tard en Roumanie. La Russie n'aime pas ça.

L'une des questions à l'ordre du jour en décembre et janvier 2021, puis en janvier 2022, était de savoir si les Etats-Unis revendiquaient le droit de déployer des systèmes de missiles en Ukraine. Selon l'ancien analyste de la CIA Ray McGovern, Blinken aurait déclaré à Lavrov en janvier 2022 que les Etats-Unis se réservaient le droit de déployer des systèmes de missiles en Ukraine.

Voilà, mes chers amis, votre allié putatif. Et maintenant, les Etats-Unis veulent installer des systèmes de missiles intermédiaires en Allemagne. N'oubliez pas que les Etats-Unis ont quitté le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) en 2019. Actuellement, il n'y a plus de cadre pour les armes nucléaires.20

Lorsque Zelensky a déclaré quelques jours après l'invasion de la Russie que l'Ukraine était prête pour la neutralité, un accord de paix était à portée de main. Je connais les détails de cette affaire car j'ai longuement discuté avec les principaux négociateurs et médiateurs et j'ai beaucoup appris des déclarations publiques des autres.

Peu après le début des négociations en mars 2022, un document approuvé par le président Poutine et présenté par Lavrov a été échangé entre les parties. Les médiateurs turcs étaient en charge de ce dossier.

Je me suis rendu à Ankara au printemps 2022 pour entendre de première main et en détail ce qui s'était passé lors de la médiation. En résumé, l'Ukraine s'est retirée unilatéralement d'un accord presque conclu.

7) La fin de la guerre en Ukraine

Pourquoi l'Ukraine s'est-elle retirée des négociations?

Parce que les Etats-Unis le lui ont demandé et parce que le Royaume-Uni a mis la cerise sur le gâteau en envoyant BoJo [Boris Johnson] à Kiev début avril pour faire valoir le même point de vue. Keir Starmer s'avère être encore pire, encore plus belliciste. C'est inimaginable, mais c'est la réalité.

Boris Johnson a expliqué, et vous pouvez le trouver sur le web, que ce qui est en jeu ici n'est rien de moins que l'hégémonie occidentale! Pas l'Ukraine, mais l'hégémonie occidentale.

Michael von der Schulenburg et moi-même avons rencontré un groupe d'experts au Vatican au printemps 2022 et avons rédigé un document expliquant qu'une guerre prolongée ne pouvait aboutir à rien de bon.21 Notre groupe a soutenu avec force, mais en vain, que l'Ukraine devait négocier immédiatement, car tout retard entraînerait des pertes humaines massives, un risque d'escalade nucléaire et peut-être même une défaite totale.

Je ne changerais un mot de ce que nous avons écrit à l'époque. Rien n'était faux dans ce document. Depuis que les Etats-Unis ont dissuadé l'Ukraine de négocier, peut-être qu'un million d'Ukrainiens sont morts ou ont été gravement blessés.

Et les sénateurs américains, aussi méchants et cyniques qu'on puisse l'imaginer, disent que c'est une merveilleuse dépense de l'argent américain parce qu'aucun Américain ne meurt. C'est la guerre par procuration pure et simple.

L'un de nos sénateurs de l'Etat de New York, Richard Blumenthal du Connecticut, l'a dit à voix haute. Mitt Romney l'a dit à voix haute. C'est le meilleur argent que l'Amérique puisse dépenser. Aucun Américain ne meurt. C'est irréel.

Maintenant, juste pour nous ramener à hier [18 février 2025], le projet américain en Ukraine a échoué. L'idée centrale du projet a toujours été que la Russie céderait les armes. L'idée centrale a toujours été que la Russie ne pourra résister, comme l'a soutenu Zbigniew Brzezinski en 1997. Les Américains étaient persuadés que les Etats-Unis allaient prendre le dessus.

Les Etats-Unis gagneront parce que nous allons les bluffer. Les Russes ne voudront pas vraiment se battre. Ils mobiliseront cependant leurs forces. Nous allons déployer l'«option nucléaire» économique qui consiste à exclure la Russie de système SWIFT. Cela détruira l'économie.

Nos sanctions mettront la Russie à genoux. Les HIMARS les écraseront. Les ATACMS, les F-16, les écraseront. – Honnêtement, j'entends ce genre de discours depuis plus de 50 ans. Nos dirigeants en matière de sécurité nationale tiennent des propos absurdes depuis des décennies.

J'ai supplié les Ukrainiens: restez neutres. N'écoutez pas les Américains. Je leur ai répété le célèbre adage d'Henry Kissinger, selon lequel être l'ennemi des Etats-Unis est dangereux, mais être leur ami est fatal. Permettez-moi de le répéter pour l'Europe: être l'ennemi des Etats-Unis est dangereux, mais être leur ami est fatal.

8) L'administration Trump

Permettez-moi de terminer par quelques mots sur le président Donald Trump. Trump n'aime pas les mauvaises cartes de Biden. C'est pourquoi Trump et le président Poutine vont probablement s'entendre pour mettre fin à la guerre. Même si l'Europe continue son bellicisme, cela n'y changera rien. La guerre est finie. Alors, s'il vous plaît, prenez-en note. Dites-le à vos collègues. «C'est fini.» C'est terminé, car Trump ne veut pas passer pour un perdant. L'Ukraine sera sauvée par les négociations en cours. Il ne reste plus que l'Europe.

Ces derniers jours, votre marché boursier a augmenté en raison des «terribles nouvelles» concernant les négociations et une possible paix. Je sais que la perspective d'une paix négociée a été accueillie avec une horreur absolue dans ces murs, mais c'est la meilleure nouvelle que vous puissiez obtenir.

J'ai essayé de contacter certains dirigeants européens. Je leur ai dit: N'allez pas à Kiev, allez à Moscou. Négociez avec vos homologues. Vous êtes l'Union européenne. Vous représentez 450 millions de personnes et une économie de 20 000 milliards de dollars. Agissez en conséquence.

L'Union européenne devrait être le principal partenaire commercial de la Russie. L'Europe et la Russie ont des économies complémentaires. Les conditions d'un commerce mutuellement avantageux sont très favorables. Au fait, si quelqu'un souhaite discuter de la façon dont les Etats-Unis ont fait sauter Nord Stream, je serais heureux d'en parler également.

L'administration Trump est impérialiste dans l'âme. Trump croit manifestement que les grandes puissances dominent le monde. Les Etats-Unis seront impitoyables et cyniques, oui, également envers l'Europe. Ne demandez rien à Washington. Cela n'aidera pas. Cela ne ferait probablement qu'encourager la cruauté. Adoptez plutôt une véritable politique étrangère européenne.

Donc, je ne dis pas que nous sommes à l'aube d'une nouvelle ère de paix, mais nous sommes actuellement dans un tout autre type de politique, un retour à la politique des grandes puissances. L'Europe a besoin de sa propre politique étrangère, et pas seulement d'une politique étrangère russophobe. L'Europe a besoin d'une politique étrangère réaliste, qui comprenne la situation de la Russie, la situation de l'Europe, ce qu'est l'Amérique et ce qu'elle représente, et qui tente d'éviter que l'Europe ne soit envahie par les Etats-Unis.

Il n'est certainement pas impossible que l'Amérique de Trump débarque des troupes au Groenland. Je ne plaisante pas, et je ne pense pas que Trump plaisante. L'Europe a besoin d'une politique étrangère, une vraie. L'Europe a besoin une autre position que «Oui, nous négocierons avec M. Trump et nous le rencontrerons à mi-chemin». Savez-vous ce que cela va donner? Passez-moi un coup de fil après.

Veuillez mener une politique étrangère européenne. Vous allez vivre avec la Russie pendant longtemps, alors s'il vous plaît, négociez avec la Russie. Il y a de réels problèmes de sécurité sur la table, tant pour l'Europe que pour la Russie, mais la grandiloquence et la russophobie ne servent pas du tout votre sécurité.

Elles ne servent pas du tout la sécurité de l'Ukraine. Cette aventure américaine à laquelle vous avez adhéré et dont vous êtes maintenant le principal supporter a fait environ un million de victimes en Ukraine.

9) Au sujet du Moyen-Orient et de la Chine

En ce qui concerne le Proche-Orient, les Etats-Unis ont entièrement abandonné la politique étrangère à Netanyahou depuis trente ans. Le lobby israélien domine la politique américaine, sans aucun doute.

Je pourrais expliquer pendant des heures comment cela fonctionne. C'est très dangereux. J'espère que Trump ne détruira pas son administration, et pire encore, le peuple palestinien, à cause de Netanyahou, que je considère être un criminel de guerre qui a été dûment inculpé par la CPI.22

La seule façon pour l'Europe d'avoir la paix à ses frontières avec le Moyen-Orient est la solution à deux Etats. Il n'y a qu'un seul obstacle à cela, c'est le veto des Etats-Unis au Conseil de sécurité de l'ONU, à la demande du lobby israélien. Donc, si vous voulez que l'UE ait une certaine influence, dites aux Etats-Unis de lever le veto. En cela, l'Union européenne serait aux côtés d'environ 160 autres pays dans le monde.

Les seuls pays qui s'opposent à un Etat palestinien sont essentiellement les Etats-Unis, Israël, la Micronésie, Nauru, les Palaos, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, l'Argentine et le Paraguay.23

Le Moyen-Orient est un endroit où l'Union européenne pourrait avoir une grande influence géopolitique. Pourtant, l'Europe est restée silencieuse sur l'Accord sur le nucléaire iranien (JCPA)24 et sur l'Iran, et environ la moitié de l'Europe est restée silencieuse sur les crimes de guerre d'Israël et le blocage de la solution à deux Etats.

Le plus grand rêve de Netanyahou est une guerre entre les Etats-Unis et l'Iran. Et il n’y renonce pas. Il n'est pas impossible qu'une guerre entre les Etats-Unis et l'Iran éclate. Pourtant, l'Europe pourrait l'empêcher, si elle avait sa propre politique étrangère.

J'espère que Trump mettra fin à l'emprise de Netanyahou sur la politique américaine. Même si ce n'est pas le cas, l'UE peut travailler avec le reste du monde pour apporter la paix au Moyen-Orient.

Enfin, permettez-moi de dire, deux mots concernant la Chine: la Chine n'est pas un ennemi. La Chine est simplement une grande réussite. C'est pourquoi elle est considérée par les Etats-Unis comme un ennemi, car la Chine a une économie plus importante que celle des Etats-Unis (mesurée en prix internationaux). Les Etats-Unis résistent à la réalité. L'Europe ne devrait pas le faire. Permettez-moi de le répéter: la Chine n'est ni un ennemi ni une menace. C'est un partenaire naturel de l'Europe dans le commerce et la sauvegarde de l'environnement mondial.

C'est tout. Merci beaucoup.

* Jeffrey David Sachs, né en 1954, est un économiste américain et ancien professeur à l'Université de Columbia, où il a été directeur de l'Earth Institute de 2002 à 2016. Il est directeur du Réseau des Nations Unies pour les solutions de développement durable à l'Université de Columbia.
De 2001 à 2018, il a été conseiller spécial des secrétaires généraux des Nations Unies Kofi Annan, Ban Ki-moon et António Guterres. Il est co-rédacteur du World Happiness Report. Jeffrey Sachs a publié plusieurs ouvrages, dont trois best-sellers du New York Times: La fin de la pauvreté (2005), Common Wealth: Economics for a Crowded Planet (2008) et Le prix de la civilisation (2011).
** Michael von der Schulenburg, né en 1948, est un ancien secrétaire général adjoint des Nations Unies. Il a travaillé et vécu pendant 34 ans dans le cadre de missions de paix et de développement de l'ONU et, brièvement, de l'OSCE, dans de nombreux pays affaiblis et déchirés par les guerres, par des conflits avec des acteurs armés non étatiques et/ou par des interventions militaires étrangères. Il s'agissait notamment de missions de longue durée en Haïti, au Pakistan, en Afghanistan, en Iran, en Irak et en Sierra Leone, ainsi que de missions plus courtes en Syrie, en Somalie, dans les Balkans, au Sahel et en Asie centrale. Il a publié de nombreux articles sur les réformes de l'ONU, les conflits armés intraétatiques, l'Afghanistan, l'Irak et l'Ukraine.

Source: https://www.other-news.info/edited-transcript-professor-jeffrey-sachs-the-geopolitics-of-peace/, 24 février 2025

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 Transcription éditée du discours du professeur Jeffrey Sachs au Parlement européen lors d'un événement intitulé «La géopolitique de la paix», organisé par l'ancien secrétaire général adjoint des Nations unies et actuel député européen BSW Michael von der Schulenburg, le 19 février 2025. La transcription a été éditée pour plus de clarté et annotée par des notes de bas de page et des hyperliens. La transcription et la version audio non éditées sont disponibles ici: https://singjupost.com/transcript-jeffrey-sachs-on-the-geopolitics-of-peace-in-the-european-parliament/

2 Qui a fait partie d'un projet dirigé par le professeur Graham Allison à la Harvard Kennedy School of Government avec Grigory Yavlinsky, conseiller économique de Gorbatchev, et publié dans le livre «Window of Opportunity: The Grand Bargain for Democracy in the Soviet Union», Pantheon Books, 1991.

3 Richard Darman, à l'OMB, l'a exprimé ainsi: «Pour définir l'intérêt des Etats-Unis, nous devons être quelque peu machiavéliques. Quel est le montant minimum nécessaire pour amadouer un régime avec lequel nous souhaitons travailler sur d'autres questions? En d'autres termes, quel est le strict minimum pour faire avancer les choses. Je ne pense pas que nous ayons à nous inquiéter de la décomposition de l'URSS. Si c'est ce que nous comprenons en interne, alors nous pouvons aller de l'avant publiquement.» Plus tard, Darman ajoute: «Je veux avoir l'air sérieux sans nous leurrer. Nous avons déjà suffisamment d'ingrédients pour un bon paquet de relations publiques.» (Souligné dans l'original)

4 Voir également mon article «Comment les néoconservateurs ont choisi l'hégémonie plutôt que la paix au début des années 1990», disponible ici: https://www.jeffsachs.org/newspaper-articles/bfsmbpe4plx7cc6lgxhf37lx249r22

5 Voir Dennis Fritz. «Trahison mortelle: la vérité sur les raisons de l'invasion de l'Irak par les Etats-Unis», OR Books, 2024. Lien ici: https://orbooks.com/catalog/deadly-betrayal/

6 https://www.youtube.com/watch?v=ogM0EjYbPRk

7 Il s'agissait d'un accord, bien que verbal, car Gorbatchev a souligné aux Etats-Unis et à l'Allemagne l'importance de l'engagement américano-allemand de ne pas étendre l'OTAN vers l'Est.

8 De nombreux documents clés sont disponibles ici
https://nsarchive.gwu.edu/briefing-book/russia-programs/2017-12-12/nato-expansion-what-gorbachev-heard-western-leaders-early et ici https://nsarchive.gwu.edu/briefing-book/russia-programs/2018-03-16/nato-expansion-what-yeltsin-heard

9 Voici ce qu'écrit Brzezinski: «Le choix européen est la seule perspective géostratégique réaliste qui permettra à la Russie de retrouver un rôle international et les ressources nécessaires pour engager sa modernisation. Par Europe, nous entendons l’ensemble géopolitique uni par le lien transatlantique et engagé dans l’élargissement de l’Union européenne et de l’OTAN, tel qu’il prend tournure, comme nous l’avons vu au chapitre 3. Telle est l’alliance qui profitera à la Russie et lui évitera de s’enfoncer dans un isolement géopolitique néfaste.» (p. 156/57). Bayard Editions 1997.

10 Je fais référence à l'appel téléphonique Trump-Poutine du 12 février 2025 et aux déclarations qui ont suivi en succession rapide.

11 Halford J. Mackinder a écrit en 1919 le livre «Democratic Ideals and Reality», s'appuyant sur son ouvrage précédent «The Geographical Pivot of History» de 1904.

12 Voir l'interview de l'ancien commandant suprême de l'OTAN, le général Wesley Clark, en 2011 avec Democracy, où un responsable du Pentagone lui a dit: «Nous allons attaquer et détruire les gouvernements de sept pays en cinq ans. Nous allons commencer par l'Irak, puis nous passerons à la Syrie, au Liban, à la Libye, à la Somalie, au Soudan et à l'Iran.»

13 En 1996, Netanyahu et ses conseillers américains ont publié le document «Clean Break: A New Strategy for Securing the Realm» avec l'Institute for Advanced Strategic and Political Studies. Cette nouvelle stratégie de «rupture nette» appelait Israël à rejeter le concept «terre contre paix». Cela signifiait en réalité qu'Israël ne se retirerait pas des territoires palestiniens occupés en 1967 en échange de la paix dans la région. Au lieu de cela, Israël poursuivrait sa politique d'occupation jusqu'à obtenir «la paix pour la paix», en remodelant le Moyen-Orient à sa convenance. Le remodelage de la carte de la région consistait à renverser les gouvernements qui s'opposaient à la domination d'Israël. Lien ici: https://www.dougfeith.com/docs/Clean_Break.pdf

14 Le 10 février 2007, le président russe Vladimir Poutine a prononcé un discours lors de la 43e conférence de Munich sur la sécurité. Le discours est disponible ici http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/24034

15 Note de l'ambassadeur William Burns «Nyet means Nyet: Russia's NATO Enlargement Redlines». La note est disponible ici https://wikileaks.org/plusd/cables/08MOSCOW265_a.html

16 Le politologue Lindsey O'Rourke a documenté 64 opérations secrètes de changement de régime menées par les Etats-Unis entre 1947 et 1989, et a conclu que «les opérations de changement de régime, en particulier celles menées secrètement, ont souvent conduit à une instabilité prolongée, à des guerres civiles et à des crises humanitaires dans les régions touchées». O'Rourke, «Covert Regime Change: America's Secret Cold War», 2018. Depuis la guerre du Golfe en 1991, il existe de nombreuses preuves de l'implication de la CIA en Syrie, en Libye, en Ukraine, au Venezuela et dans de nombreux autres pays.

17 Lien vers la transcription de l'appel téléphonique divulgué entre la secrétaire d'Etat adjointe Victoria Nuland et l'ambassadeur des Etats-Unis en Ukraine, Geoffrey Pyatt https://www.bbc.com/news/world-europe-26079957

18 L'accord Minsk II a été approuvé par le Conseil de sécurité des Nations Unies par la résolution 2202, adoptée à l'unanimité le 17 février 2015. https://press.un.org/en/2015/sc11785.doc.htm

19 Lien vers le document RAND: https://www.rand.org/pubs/research_reports/RR3063.html

20 Les Etats-Unis se sont officiellement retirés du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) le 2 août 2019, après une période de suspension de six mois qui a débuté le 2 février 2019.

21 La réunion au Vatican était la session sur l'économie fraternelle du Jubilé 2025: L'espérance dans les signes des temps. Lien ici: https://www.pass.va/content/dam/casinapioiv/pass/pdf-booklet/2024_booklet_fraternal_economy.pdf

22 «Benjamin Netanyahu, Premier ministre d'Israël, et Yoav Gallant, ministre de la Défense d'Israël, portent la responsabilité pénale des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité suivants commis sur le territoire de l'Etat de Palestine.» Lien vers la CPI: https://www.icc-cpi.int/news/statement-icc-prosecutor-karim-aa-khan-kc-applications-arrest-warrants-situation-state

23 Les Nations Unies peuvent mettre fin au conflit au Moyen-Orient en accueillant la Palestine comme membre. Lien vers mon article ici: https://www.aljazeera.com/opinions/2025/1/10/the-un-can-end-the-middle-east-conflict-by-welcoming-palestine-as-a-member

24 L'accord sur le nucléaire iranien, connu sous le nom de Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) sur le programme nucléaire iranien, a été approuvé par le Conseil de sécurité des Nations Unies le 20 juillet 2015 par la résolution 2231 (2015). Le 31 juillet, le Conseil de l'UE a adopté les actes législatifs qui transposent la première de ces dispositions dans le droit de l'UE.

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