Démocratie: ou comment choisir un candidat aux élections états-uniennes
par Alfred de Zayas, professeur à l’Ecole de diplomatie de Genève
Introduction actualisée de l’auteur
En tant que citoyen américain, j'ai participé à toutes les élections américaines depuis 1968. Autrefois, je croyais que les Etats-Unis étaient une véritable démocratie, la meilleure au monde. Il m'a fallu des décennies pour me rendre compte que les électeurs n'ont jamais la possibilité de voter sur des thèmes spécifiques. Ils sont obligés de choisir entre deux candidats, dont chacun présente un programme consistant en un mélange de questions et de propositions n’ayant aucune cohérence interne, suite aux exigences des lobbies et des donateurs.
Pourtant, la dite «démocratie représentative» fonctionnerait si le candidat élu tenait ses promesses de campagne, ce qu'il fait rarement. En d'autres termes, les candidats pratiquent ce que j'appelle des «duperies». En outre, il y a très peu de possibilités d'apporter de réels changements dans la société ou dans les structures du pouvoir, car les programmes des deux partis politiques convergent sur des points fondamentaux: tous deux favorisent le néolibéralisme, «Wall Street» [les ultra-riches] plutôt que «Main Street» [le peuple], des budgets militaires toujours plus importants, le mépris du droit international et des institutions internationales, davantage d’aventures militaires à l’étranger, le rejet du multilatéralisme, le recours aux menaces et à la force militaire pour obtenir un «changement de régime» dans d'autres pays, des assassinats ciblés, etc.
Un examen plus approfondi du système électoral américain révèle qu'il ne correspond souvent pas aux souhaits de l'électorat car les «représentants» ne représentent pas le peuple mais les lobbies et les donateurs. Ainsi, la «démocratie représentative» tant vantée n'apporte pas la démocratie, mais ne fait que mettre en œuvre les souhaits des élites puissantes, des banques, des grandes sociétés transnationales.
Mon problème a toujours été que le choix entre deux candidats seulement m'obligerait à choisir entre deux programmes politiques ne reflétant pas mes propres convictions. En réalité, on m’a privé de mes droits civiques depuis plusieurs décennies. De même, toute la communauté afro-américaine est privée de ses droits, tout comme la communauté amérindienne, les membres de la «classe moyenne» et les millions d'habitants des bidonvilles.
La grande majorité du public américain n'a aucun espoir réel que le gouvernement fasse quoi que ce soit pour eux. Le citoyen américain a le choix entre le mauvais et le pire, entre deux partis ne faisant que continuer à cimenter le statu quo. Les élections sont une mascarade récurrente – coûtant des milliards de dollars.
Ainsi, en 2016, j'ai exprimé mon vote de protestation en ne votant ni pour le candidat républicain ni pour le candidat démocrate, mais en utilisant un bulletin blanc sur lequel j’ai inscrit Bernie Sanders. En 2020, j'y inscrirai Tulsi Gabbard.
Bien que ces élections présidentielles sont un exercice futile, des dizaines de millions d'Américains se rendent aux urnes et certains d'entre eux sont persuadés que nous, citoyens des Etats-Unis, sommes dotés des élections les plus démocratiques de la planète. – Les grands médias véhiculent ce mythe, et de nombreux Américains y croient réellement.
«Démocratie» et «valeurs démocratiques»
Je suis à la fois citoyen suisse et américain et je vote dans les deux juridictions. En Suisse, je participe à son système de démocratie directe, caractérisé par le vote sur des questions factuelles, l’initiation de lois, l'approbation ou le rejet de lois et de règlements par référendum. Nous pouvons même décider de la construction d'un pont ou d'un tunnel sur ou sous le lac Léman – ou décider de ne pas en construire du tout. La gouvernance par le peuple et pour le peuple fonctionne plutôt bien, guidée par le vieux principe salus populi suprema lex (le bien-être du peuple est la loi suprême, Cicero De legibus 3,3,8).
Tout le monde salue la «démocratie» et les «valeurs démocratiques», mais qu'entendons-nous par là? Nous entendons par là une participation concrète visant à assurer la corrélation entre les besoins et les souhaits des citoyens et les lois et structures qui les concernent. La démocratie fonctionne mieux avec des citoyens informés, mais elle est sabotée par la désinformation des médias du monde entier, les reportages sélectifs, la suppression des faits. La malédiction des «fausses nouvelles» a accompagné l'humanité pendant des millénaires, mais aujourd'hui, non seulement les gouvernements, mais aussi les conglomérats de médias privés, la «presse de qualité» et la société civile sont tous des fournisseurs de «fausses nouvelles» et participent à la mêlée générale de fausses informations et d'analyses biaisées. L'objectif des hommes politiques étant d'être élus, ils agissent selon le vieux principe de «la fin justifie les moyens». Mentir maintenant, gouverner plus tard. En même temps, il y a un effort concerté pour que tout cela paraisse plausible et cohérent, et ainsi les politiciens et les médias coopèrent dans un effort pour «fabriquer du consentement» (Noam Chomsky).
Parce qu'il n'existe pas de mécanismes de démocratie directe aux Etats-Unis (ni dans de nombreux pays européens), nous n'avons pas la possibilité de décider si un pont est construit, si les taxes sont abaissées, si la réglementation des valeurs mobilières est renforcée. Nous pouvons cependant influencer le gouvernement par le biais de ce que l'on appelle la «démocratie représentative», qui diffère beaucoup de la «démocratie participative». Le système fonctionne en organisant des groupes d'idéaux et d'objectifs en une «plate-forme» et en divisant les acteurs en partis politiques ou «équipes», qui sont censés entrer en coalition avec d'autres partis afin d'obtenir des majorités viables au sein des parlements, afin qu'ils puissent adopter des lois.
Idéalement, nous voudrions identifier une personne en qui nous pouvons avoir confiance pour faire avancer nos idéaux, adopter la législation nécessaire au bien-être de la société – également dans tous ces domaines abscons de l'activité politique dont nous ne savons rien et que nous comprenons encore moins.
L'inconvénient fondamental du système bipartite
Le problème de la «démocratie représentative» est qu'assez souvent les sénateurs et les membres du Congrès ne nous représentent pas vraiment, nous les électeurs, mais sont plus engagés dans les programmes de certains lobbies, des grandes entreprises, des grandes sociétés pharmaceutiques [big pharma], de Wall Street, de l'industrie automobile, des fabricants d'armes, de l'American Rifle Association. En effet, il y a une grande déconnexion entre le pouvoir et le peuple et il est certain que si de nombreuses lois adoptées par le Congrès étaient soumises au vote direct de l'électorat, elles seraient rejetées.
Aux Etats-Unis, le déficit démocratique de la «démocratie représentative» se fait plus aigu, car bien qu'il existe quelques groupements politiques «marginaux», il n'y a essentiellement que deux joueurs ou équipes – comme dans un match de football. On attend de nous que nous soutenions l'équipe A ou l'équipe B, et les journaux ont tendance à jouer les meneuses de claque pour l'une ou l'autre. Il n'y a pas de possibilité d'entrer dans des coalitions qui représentent une plus large proportion de la population – c'est soit A soit B, à prendre ou à laisser.
L'inconvénient fondamental du système bipartite est qu'il fonctionne sur la base de «programmes» de choses à faire. Ce cocktail, cependant, intègre inévitablement des ingrédients disparates – dont certains auxquels nous pouvons être allergiques. Dans mon expérience personnelle de citoyen conscient à Chicago, Boston et New York, je me suis souvent trouvé face à un dilemme, car si j'approuvais avec enthousiasme 50% du programme républicain ou démocrate, je détestais la plupart des points des 50% restants, dont certains éléments me paraissaient toxiques. Je n'ai jamais voulu être contraint d'approuver les 50% contredisant parfois mes convictions morales et religieuses les plus profondes. Il m'est donc devenu impossible de voter selon ma conscience – une situation qui m'a conduit à m'abstenir ou à annuler ma feuille de vote en «inscrivant» un candidat n'ayant bien sûr aucune chance d'être élu. Aux Etats-Unis, on attend de l'électeur qu'il compromette ses idées et ses croyances – on l’oblige de voter de manière «stratégique». Pour tenter de faire adopter certaines politiques, nous sommes obligés de voter contre nos convictions dans un certain nombre de domaines sociaux, économiques et culturels importants.
Contrairement à la Suisse, il n'est pas possible aux Etats-Unis de voter pour des questions spécifiques et des aspects politiques un par un. Les différences entre les deux partis sont pour la plupart marginales, car elles convergent sur les questions clés de la gouvernance. Les démocrates et les républicains américains sont favorables à d'énormes budgets militaires, s'intéressent au complexe militaro-industriel, soutiennent Wall Street, rejettent le multilatéralisme dans les affaires internationales, concluent des alliances avec des Etats voyous comme l'Arabie saoudite et d'autres étranges compagnons de route. Ainsi, en décidant pour l'un ou l'autre parti, nous devons souvent choisir entre le mauvais et le très mauvais. Cette situation a-t-elle une quelconque ressemblance avec la démocratie? La démocratie n'est-elle que le vote pro-forma pour l'un ou l'autre des deux candidats auxquels nous ne faisons pas confiance? Sommes-nous arrivés à un tel niveau de dysfonctionnement que la réforme constitutionnelle est devenue une nécessité urgente?
Profil de mon candidat idéal
Mon candidat idéal à la présidence, au poste de sénateur, de membre du Congrès devrait être intègre et faire preuve d'honnêteté intellectuelle et émotionnelle. Il/elle doit avoir une boussole morale et le sens des proportions. Il/elle doit avoir des compétences et une indépendance d'esprit, doit être capable de penser à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de la boîte, doit s'engager à la transparence et à la responsabilité. Il/elle doit comprendre son rôle de serviteur et non de maître. Il/elle doit être capable d'écouter et de faire preuve de flexibilité et d'empathie, doit s'engager à faire progresser de manière pragmatique la dignité humaine par la promotion et la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Il/elle doit s'engager à garantir des conditions équitables pour tous, sans privilèges, monopoles ou escroqueries, afin que le «rêve américain» puisse devenir réalité, que le concept de «méritocratie» ne soit plus qu'une simple farce de relations publiques. Il/elle devrait avoir une connaissance de l'histoire mondiale et le courage d'accepter que les Etats-Unis n'ont pas toujours agi en conformité avec les «valeurs américaines» et que nous avons une dette énorme envers les Premières nations des Amériques: les indigènes iroquois, algonquins, cris, cherokees, sioux et autres peuples indigènes, que nos ancêtres ont massacrés en grand nombre et dont le droit à la propriété a été ignoré, dont nous avons pris les terres et les ressources sans compensation. Il/elle doit placer les gens au-dessus des profits. Il/elle doit s'engager en faveur de la paix à l’intérieur du pays et à l’international, en comprenant que le patriotisme n'est pas du chauvinisme et en s’opposant aux guerres d’agression contre des ennemis réels ou imaginaires. Le patriotisme signifie concevoir des moyens de renforcer la paix locale, régionale et internationale. Le principe directeur devrait être: si vis pacem, cole iustitiam – si vous voulez la paix, vous devez cultiver la justice sociale – tant au niveau national qu'international.
Plate-forme de mon parti idéal
Sur les questions intérieures: Veiller à ce que les besoins fondamentaux de toutes les personnes relevant de la juridiction de l'Etat soient couverts. Cela implique de faire progresser le bien-être de tous, par exemple par la préparation aux besoins quotidiens et aux urgences inattendues telles que les tremblements de terre, les ouragans, les éruptions volcaniques et les pandémies; par une couverture médicale universelle, une recherche et un développement accrus dans les domaines de la sécurité sanitaire, de la prévention des maladies, des nouveaux médicaments et des équipements médicaux pour prévenir et/ou soigner les maladies; par un enseignement public gratuit du lycée à l'Université; des programmes de création d'emplois et de recyclage; un Corps civil de protection de l’environnement donnant du travail aux jeunes chômeurs pour assurer l'entretien des parcs nationaux, des barrages, des ponts et des infrastructures; des logements abordables; des politiques énergétiques respectueuses de l'environnement, mettant l'accent sur la promotion de l'utilisation des énergies renouvelables; des transports publics adaptés, la construction d'un plus grand nombre de pistes cyclables; l'accès à l'information, une divulgation maximale par les services gouvernementaux, des médias véritablement libres au lieu d'une presse alignée manipulant l'opinion publique par le biais de fausses nouvelles, la suppression de faits cruciaux et l'interprétation partisane des événements et de l'histoire; la liberté d'opinion et d'expression qui garantit le droit à la dissidence et pas seulement le droit de se faire l'écho de toutes les bêtises que nous avons entendues hier soir sur CNN ou Fox; la liberté académique qui n'est pas limitée par les pressions du «politiquement correct»; l'abolition de la violence structurelle, de la discrimination raciale et sexuelle; des logements abordables et une solution au problème des sans-abri dans de nombreuses grandes villes des Etats-Unis.
Priorités budgétaires: L'argent des contribuables ne doit pas être dilapidé dans des dépenses militaires exorbitantes, dans l'achat de nouveaux avions et bombardiers, de missiles et de drones, dans la recherche et le développement d'armes nucléaires, chimiques et biologiques, de systèmes d'armes autonomes meurtriers, dans l'intelligence artificielle, dans des bases militaires partout dans le monde. Le mantra devrait être: le désarmement en faveur du développement. Les priorités du budget national devraient assurer un meilleur avenir à tous les Américains grâce à la création d'emplois et à des programmes sociaux complets. Le Congrès ne devrait pas allouer de fonds pour subventionner les industries pétrolières et gazières, ou fournir du carburant bon marché aux avions de ligne. Le gouvernement doit immédiatement mettre fin aux activités anticonstitutionnelles telles que celles menées par la CIA et l'Agence de sécurité nationale (NSA=National Security Agency) avec sa «surveillance de masse» orwellienne des citoyens américains. Des fonds doivent être alloués pour faciliter la conversion d'une économie militaire en une économie de services humaine.
Economie: Créer des emplois. Soutenir Main Street [le peuple] plutôt que Wall Street [les ultra-riches]. Encourager l'initiative privée et les petites entreprises. Réduire la taille des grandes entreprises et recourir à la législation antitrust si nécessaire. Démanteler les monopoles. Réglementer les banques et Wall Street afin d'éviter les cycles d'expansion et de ralentissement et la nécessité de renflouer les banques malhonnêtes.
Droit pénal: L'Etat a l'obligation ontologique de protéger la population contre les crimes et les abus. Ici comme ailleurs, mieux vaut prévenir que guérir. Cela nécessite un service de police véritablement démocratique, non raciste, et inspiré par une philosophie de service public. L'Etat ne doit pas privatiser la police, les services de sécurité ou les prisons. L'objectif premier des prisons ne doit pas être de «punir», sachant que la punition est toujours ex-post facto. L'objectif doit être de prévenir le crime et de réhabiliter le criminel afin qu'il puisse être réintégré dans la société après avoir payé sa dette envers celle-ci. La poursuite de la criminalité de droit commun fait partie de l'obligation de l'Etat d'assurer la «sécurité de la personne» (article 9 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques), mais cette obligation s'étend également à la poursuite des «crimes en col blanc» ou des crimes économiques, y compris la spéculation, les escroqueries sur les marchés, les délits d'initiés, les faillites frauduleuses, les transactions «d'amour», les «parachutes dorés», etc.
Une législation urgente: Renforcement significatif de la réglementation des valeurs mobilières, suppression des paradis fiscaux et criminalisation de toutes les formes d'évasion fiscale et de la plupart des formes d'«optimisation fiscale», réglementation des activités des sociétés transnationales pour garantir qu'elles paient des impôts là où les bénéfices sont générés et que leurs employés reçoivent des salaires décents sans discrimination raciale ou de genre. Abolir la «surveillance de masse» de la population et imposer des sanctions élevées aux fonctionnaires violant la vie privée des personnes sans mandat judiciaire. Suite aux révélations d'Edward Snowden, la NSA devrait être dissoute, et les fonctionnaires qui ont agi illégalement et inconstitutionnellement devraient être poursuivis.
Droit international et relations internationales
Appliquer le droit international de manière uniforme et non à la carte; les avocats du gouvernement devraient faciliter la mise en œuvre des traités internationaux (pacta sunt servanda) et ne pas essayer de trouver des failles afin de se soustraire à des obligations internationales; abandonner l'unilatéralisme et l'«exceptionnalisme»; participer à des négociations multilatérales et à des actions constructives; mettre fin aux aventures militaires qui engendrent le terrorisme, créent des ennemis et aliènent les amis; respecter la liberté de navigation et la liberté du commerce; lever les sanctions économiques et les blocus financiers des rivaux géopolitiques; être un leader dans les systèmes judiciaires régionaux et internationaux des droits de l'homme; s'engager à respecter les buts et les principes des Nations Unies; reconnaître la Charte des Nations Unies comme une sorte de «Constitution mondiale»; financer correctement toutes les agences des Nations Unies, notamment l'OMS, l'OIT, l'UNESCO, le PNUD, le PNUE et l'UNWRA; s'engager à atteindre les objectifs de développement durable; abolir les mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et Etats contenus dans de nombreux accords de libre-échange et traités bilatéraux d'investissement, étant donné qu'ils sapent l'Etat de droit et contournent le système des tribunaux publics, en reconnaissant que la SIPD ne peut être réformée parce qu'il s'agit d'une aberration ontologique et contra bonos mores; veiller à ce que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international fassent avancer et ne fassent pas échouer les principes et les objectifs des Nations Unies.