Allemagne

«Les Artisans pour la paix»

Congrès des artisans et entrepreneurs à Dessau-Rosslau

par Marita Brune

Pour une fois, ce ne sont pas les groupes connus du traditionnel mouvement pacifiste allemand qui ont lancé l’invitation à un congrès en faveur de la paix. Cette fois-ci, l’initiative est venue du cœur de la société, des artisans et des entrepreneurs de la classe moyenne. Ces derniers ont organisé le dimanche 2 avril 2023 un «Congrès des artisans pour la paix» à Dessau-Rosslau, en Saxe-Anhalt. Karl Krökel, maître principal de la corporation des métallurgistes de Dessau, en était l’initiateur. Près de 250 personnes se sont rendues au musée technique «Hugo Junkers», soit le double de ce qui était attendu. L’invitée vedette de la conférence était Mme Gabriele Krone-Schmalz, correspondante de longue date de l’ARD en Russie.

Karl Krökel, maître artisan du district et initiateur
d’«Artisans pour la paix». (Photos gk)

Dans son allocution d’ouverture, Karl Krökel a évoqué la dictature de l’opinion en temps de guerre. Depuis quelques mois, il s’engage en tant que maître artisan et entrepreneur en faveur de la paix et pour le maintien de l’économie allemande. En raison de son engagement, il a été attaqué et calomnié de la manière malheureusement courante de nos jours, comme tant d’autres qui s’opposent publiquement et de manière sensée au «narratif» dominant. Il a tenu bon et continue de maintenir le cap. L’organisation de ce congrès témoigne de son inébranlabilité et de son courage.

«Ne vous excusez jamais pour vos propres opinions»

Karl Krökel a évoqué la guerre contre la pluralité des opinions et a appelé à ne pas se plier aux diktats: «Ne vous excusez jamais pour vos propres opinions!» a-t-il exhorté aux participants. Selon lui, l’é chec des négociations de paix de 2022 est un échec politique. «Lorsque l’on parle de manière unilatérale, on prend aussi des décisions unilatérales» – ce qui augmente le risque de guerre nucléaire. C’est à la politique d’éviter ce cas de figure. «Si elle ne le fait pas, c’est le devoir des citoyens de s’y opposer.»

Le consensus «démocratique» forcé est le prélude au fascisme

Madame Krone-Schmalz, spécialiste de la Russie et ancienne correspondante de longue date de l’ARD, a commencé son exposé1 en abordant le thème de la dictature de l’opinion et de la propagande unilatérale dans les médias, en politique et dans l’opinion publiée. Elle a cité entre autres comme exemple le terme «Kriegsmüdigkeit» (lassitude de la guerre). Selon elle, c’est une expression perverse pour qualifier la volonté de faire la paix.

Prof. Gabriele Krone-Schmalz: «La démocratie ne fonctionne
pas si les citoyens se dérobent.» (Capture d'écran d'un

Des termes tels que «démocratie» et «politique basée sur des valeurs», qui sont aujourd’hui constamment invoqués, perdent de leur crédibilité parce que, dans la réalité, de nombreuses personnes qui ne se rallient pas à l’opinion dominante sont exclues et ne se retrouvent pas dans le débat public. La conséquence est que de nombreuses personnes ne veulent plus s’exprimer publiquement. Or, cela représente un danger pour la démocratie, car «la démocratie ne peut pas fonctionner si les citoyens se dérobent».

Nous avons appris à nos dépens au siècle dernier que les majorités silencieuses conduisent à la catastrophe. Les personnes qui ont vécu l’époque du national-socialisme trouveraient que l’atmosphère actuelle ressemble beaucoup à celle de l’époque. Elle a cité la lettre d’un citoyen: «Le consensus démocratique est le prélude au fachisme, quel qu’il soit», et a appelé à «étouffer le mal dans l’œuf». Si nous ne parvenons pas à stopper cette dérive, a-t-elle ajouté en accord avec Karl Krökel, nous risquons d’être confrontés à une catastrophe nucléaire.

«Les citoyens responsables sont essentiels à la démocratie», a constaté Mme Krone-Schmalz. La condition préalable est de s’informer aussi bien et aussi complètement que possible.

«Comprendre» n’est pas synonyme d’« accepter»

Mme Krone-Schmalz a également évoqué le terme absurde et diffamatoire de «Russlandversteher» (une personne qui comprend la Russie). Ce terme permet aujourd’hui également de l’exclure elle aussi du débat médiatique. Elle a expliqué que «comprendre» n’est pas synonyme d’«accepter», mais qu’un changement de perspective était nécessaire.

Comprendre est la condition sine qua non pour juger les choses. Le «journalisme de posture», pour lequel les journalistes ne sont pas tenus à la recherche de la compréhension, de la vérité, mais défendent une position et ne voient tout ce qui se passe qu'à travers ces lunettes, est faux; les journalistes ne doivent pas prendre parti dans les débats d'opinion, mais s'efforcer d'être objectifs.

En revanche, avec le terme «narratif», on se distancie déjà de la vérité. Il ne s’agit plus que d’une sorte de «récit». Lorsqu’un narratif est imposé, «quiconque parle différemment est suspect».

Mme Krone-Schmalz évoque également la division du monde entre le bien et le mal: une condamnation du mal est une «déclaration de la faillite du politique». Remplacer l’analyse politique par la morale mène à l’erreur. La politique doit aller jusqu’au bout de la réflexion et prendre en compte les personnes, et non pas suivre des principes abstraits.

Un conflit évitable

Elle est revenue en détail sur la genèse du conflit entre l’Ukraine et la Russie. Les anciennes républiques soviétiques ont encore des comptes à régler avec Moscou. C’est compréhensible, mais ces conflits les amènent au conflit actuel. Il est tragique que l’UE laisse le leadership d'opinion et les directives d'action à ces Etats-ci et à leur ressentiment contre la Russie – avec de graves conséquences.

Après la dissolution de l’Union soviétique, Eltsine a suivi les recommandations du libéralisme économique. Les conséquences connues ont été un capitalisme sauvage, une corruption galopante et un appauvrissement de la population. Les oligarques ont grandi à cette époque, et se sont appropriés sans retenue les biens du peuple. L’anarchie régnait, il n’y avait plus aucune structure étatique ou juridique. L’image de la démocratie et du libéralisme a été durablement ternie par ces conditions. Mais en Occident, les Russes qui critiquaient Eltsine pour sa politique ont été critiqués comme des glorificateurs rétrogrades du communisme.

Poutine a été tout le contraire d’Eltsine. Il a redonné au peuple la confiance en lui-même. Poutine a parlé de la «dictature de la loi». «L’Occident entendait ‹dictature›, les Russes entendaient ‹loi›». Les Russes voulaient de la stabilité et des moyens de subsistance, c’était plus important pour eux que la démocratie. C’est pourquoi ils ont soutenu Poutine.

Poutine ne veut pas revenir à l’Union soviétique, Mme Krone-Schmalz le cite: «Celui qui ne regrette pas l’Union soviétique n’a pas de cœur, celui qui souhaite son retour n’a pas de raison.» Il avait tenté d’établir des liens et de coopérer avec l’Occident. S’il avait été accepté lors de son premier et de son deuxième mandat, la société russe aurait évolué de manière totalement différente, beaucoup plus libre. Aujourd’hui, le risque d’être attaqué par l’Occident a fait naître une mentalité de «hérisson».

L’UE sans politique autonome

Malheureusement, les voix souhaitant construire une force militaire indépendante de l’OTAN n’ont pas pu s’imposer en Europe. Si cela avait été le cas, une politique indépendante vis-à-vis de la Russie aurait été possible. Le conflit actuel ne se serait pas produit. Dans l’UE, il n’y a pas non plus de voix officielle contre la rhétorique guerrière de Zelensky. Malgré cela, la majorité des Allemands sont favorables aux négociations. L’ancien Premier ministre britannique Boris Johnson a toutefois empêché les négociations de paix.

Mme Krone-Schmalz a cité Alfred de Zayas, spécialiste du droit international et ancien fonctionnaire de l’ONU: tant les Américains que l’UE n’ont pas le droit de mettre en jeu la survie de la planète pour des querelles intra-européennes.

Finalement, elle a également abordé le reproche de la dépendance énergétique envers la Russie et elle estime que la dépendance économique fait partie de la mondialisation. Quiconque fait du commerce et est actif économiquement et «dépendant» de ses partenaires commerciaux. Quelle est donc l’alternative? La dépendance à l’égard de l’Arabie saoudite est-elle vraiment préférable?

Pour conclure, elle s’est référée à Antje Vollmer, théologienne et Verte de la première génération récemment décédée, qui a déclaré: «Nous devons désapprendre la haine et la guerre». Puis, elle a ajouté: «Apprendre la démocratie, c’est s’impliquer avec des opinions basées sur des faits.» Les participants au congrès ont remercié Mme Krone-Schmalz par une ovation debout.

Des artisans et des militants pour la paix sur le podium.

Les guerres sont les plus destructrices de l’environnement

Dans son exposé sur le thème «L’environnement et la guerre», le professeur Jürgen Scheffran, physicien et spécialiste des conflits, a souligné que les guerres ont toujours été les plus destructrices pour l’environnement et que le conflit actuel en Ukraine ne fait pas exception à la règle. Le «chancelier du climat» s’est transformé en «chancelier de la guerre». L’armée libère plus d’é missions que des pays entiers. L’un des plus grands dangers est l’héritage des bombes atomiques. Lors de la guerre d’Ukraine, les Ukrainiens ont détruit des barrages afin de rendre le terrain impraticable pour les Russes.

La pollution de l’air et des sols ainsi que la destruction des infrastructures, dont la reconstruction coûtera à nouveau beaucoup d’énergie, sont également extrêmement néfastes pour le climat. Il est étonnant que le professeur Scheffran n’ait pas évoqué l’utilisation d’armes à l’uranium appauvri (DU – depleted uranium) dont Londres a menacé de faire usage. Ces munitions ont en effet contaminé l’air et les sols lors de la guerre contre la Serbie et ont causé des dommages terribles non seulement aux participants à la guerre mais aussi aux générations futures.

«Nous, les artisans, avons besoin de paix. Aucun artisan ne peut s’épanouir en état de guerre.»

Les discussions ont été animées dans trois forums et les résultats ont été présentés à la fin en séance plénière. La table ronde finale a été largement animée par des représentants des corporations et d’autres artisans. Ils ont parlé de leur engagement par des prises de position, des lettres incendiaires et l’organisation de manifestations, mais aussi des vents contraires qu’ils rencontrent dans les Chambres.2 Mais, comme l’a fait remarquer un couvreur en tenue traditionnelle, les artisans ont l’avantage de ne pas être facilement acculés dans un coin politique, ils ne sont ni de gauche ni de droite et ne font pas non plus partie de la scène des penseurs transversaux («Querdenker»).

«Liquidation» d’une industrie

Peggy Lindemann, employée dans la chimie et membre du comité d’entreprise à la raffinerie de pétrole de Schwedt, a participé à la table ronde. Pendant des décennies, la raffinerie de Schwedt a raffiné du pétrole russe provenant de l’oléoduc Drushba. Un pétrole qui fait désormais défaut en raison des sanctions. Des milliers d’emplois, et donc toute une région, sont en jeu. Mme Lindemann s’est battue au sein du syndicat contre les sanctions et donc contre la désindustrialisation, mais elle n’y reçoit aucun soutien. Il est évident que les syndicats soutiennent la politique officielle. Officiellement, Schwedt reçoit désormais du pétrole d’autres sources. Nous avons toutefois appris de Mme Lindemann que ce pétrole était beaucoup plus léger que le pétrole russe et qu’il ne permettait pas de produire le bitume nécessaire à la fabrication de l’asphalte. En outre, le pétrole plus léger endommage les installations de raffinage. Ce qui signifie à long terme: Schwedt est mise en veilleuse, une industrie et une région se retrouvent face à leur «liquidation».

Plusieurs maîtres artisans ont expliqué que leurs activités en faveur de la paix les exposaient à des vents contraires violents, voire à des calomnies, dans les médias et parfois aussi de la part des chambres fédérales. Klaus Lothar Bebber, maître artisan de la corporation automobile de Dessau, s’est référé à une lettre concernant les sanctions contre la Russie, dans laquelle la Chambre des métiers d’Allemagne affirme au chancelier Scholz: «L’artisanat est uni derrière vous». Et ce, alors que la Chambre des métiers a déjà reçu plusieurs lettres incendiaires de corporations d’artisans de l’est de l’Allemagne, qui ont clairement pris position contre cette politique qui nuit durablement à l’industrie allemande et surtout aux PME. M. Wollsiefer, alors président de la Chambre, n’a pas répondu à la protestation des artisans contre sa prise de position.

Un artisan d’Oranienburg a résumé la préoccupation de ses collègues: «Nous, les artisans, avons besoin de paix. Aucun artisan ne peut s’é panouir en état de guerre».

Des rangées pleines à craquer au musée technique «Hugo Junkers».

Alliances de paix avec tous ceux qui veulent la paix

L’un des principaux thèmes abordés dans les forums et sur le podium était la question de savoir avec qui on peut et on doit s’allier pour s’opposer à la guerre et animer un mouvement de paix fort. Reiner Braun,3 un pilier du mouvement pacifiste allemand, a pris position de manière très pointue sur ce sujet.

Il a évoqué la division du mouvement pacifiste allemand, qui s’efforce davantage de se démarquer de la droite et des conservateurs et autres que de s’efforcer de promouvoir la paix. Aucun mouvement fort ne peut ainsi voir le jour, a estimé Rainer Braun, qui a posé le postulat suivant: «Si je suis de gauche, je dois être ouvert à la droite, avec qui d’autre faire des alliances?»

La protestation des artisans est très importante et encourageante. D’ailleurs, les gens de l’Est sont plus rebelles que ceux de l’Ouest. Nous ne sommes pas seuls, a-t-il expliqué, la majorité des gens dans le monde veulent la paix. Nous devons parler aux gens: Au travail, à la chorale de l’église, au club de sport, au syndicat. Parce que ce sont les gens qui font l’histoire, ce sont eux seuls qui peuvent provoquer des changements dans les institutions, les changements doivent se produire dans les têtes.

Christine Reymann, journaliste et militante pour la paix, s’est également exprimée en ce sens. Elle est absolument favorable à une collaboration avec de nombreux membres du mouvement pour la paix. «Nous devons nous concentrer sur l’essentiel: sur le cessez-le-feu et les négociations. Nous pourrons alors voir plus loin. Nous ne devons pas nous laisser diviser, mais nous encourager mutuellement. Il faut une diversité dans le mouvement pour la paix.»

Le Congrès des Artisans pour la Paix s’est terminé sur ces prises de position encourageantes et qui montrent la voie à emprunter. Karl Krökel a déjà annoncé d’autres activités et mises en réseau. Nous avons donc hâte d'en savoir plus.

1 L'enregistrement vidéo de l'exposé de Mme Krone-Schmalz se trouve sur https://handwerker-fuer-den-frieden.de/mediathek/

2 Les Chambres sont organisées à l’é chelle nationale. Elles sont supérieures aux corporations régionales et sectorielles. Les artisans doivent s’y organiser, il s’agit donc d’affiliations obligatoires. Le président de la Chambre n’est pas élu. Il peut donc arriver qu’une Chambre parle au nom «des artisans» sans que ceux-ci aient été consultés, voire même lorsqu’ils ont expressément déclaré ne pas être d’accord avec une position.

3 Reiner Braun a notamment été directeur exécutif et coprésident du Bureau international de la paix, IPB, à Genève.

Retour