«Nous avons besoin d'une nouvelle politique vers l’Est»

Le pont Glienicke: Point de passage entre l'Allemagne de
l'Est et de l'Ouest, entre l'OTAN et le Pacte de Varsovie.
Pendant la guerre froide une frontière et un lieu pour
l’échange d’agents. (Photo Karen Mardahl, Wikipédia)

Prise de position courageuse de Matthias Platzeck

par Marita Brune-Koch

(18 juin 2021) «Nous avons besoin d'une nouvelle Ostpolitik» – c'est le titre du nouveau livre de Matthias Platzeck1 et c'était également le titre de sa conférence en ligne tenue le 6 mai 2021. Mais en réalité M. Platzeck, qui s’engage inlassablement pour le maintien de bonnes relations entre l’Allemagne et la Russie, s'est exprimé librement sur le sujet. Le colloque était organisé par le «Forum germano-russe».

Matthias Platzeck a commencé sa présentation en citant Wolfgang Ischinger2, qui a déclaré que les relations avec la Russie sont à l’heure actuelle plus problématiques que pendant la guerre froide. Quiconque a vécu l’ère de la guerre froide, lorsque les deux superpuissances, l'OTAN et le Pacte de Varsovie, étaient armées jusqu'aux dents et toujours prêtes à la guerre, a une idée de ce que cela signifie. A la fin de la guerre froide, a déclaré M. Platzeck, après la chute du mur de Berlin et de l'Union soviétique, lui et sa génération avaient nourri de grands espoirs pour un avenir pacifique. Cet espoir fut amèrement déçu, le monde ayant totalement changé.

Grandir à Potsdam

Le célèbre spécialiste de la Russie présente son parcours personnel et explique pourquoi il s’intéresse à ce sujet et d’où vient son engagement. Il a grandi à Potsdam, près du pont Glienicke. Pendant la séparation de l'Allemagne, la frontière entre la RDA et Berlin-Ouest passait au milieu de ce pont. Des agents ont été échangés entre l'Est et l'Ouest à cet endroit. Le pont a acquis une notoriété mondiale à l'occasion du troisième et dernier échange d'agents secrets qui a eu lieu de manière spectaculaire le 11 février 1986. Une enfance dans un tel environnement laisse des traces. Mais la chance – comme le souligne Platzeck – d'avoir eu une excellente enseignante qui lui a fait découvrir la langue, la culture, la littérature et la musique russes a également contribué à cet engagement. Il faut aussi savoir que le russe était une matière obligatoire en RDA, tout comme l'anglais l'était en Allemagne de l'Ouest. Et tout comme les Allemands de l'Ouest ont eu des contacts avec les Américains (les GI), après la guerre, les Allemands de l'Est ont vécu avec les soldats russes dans un même pays et non loin de l'Union soviétique. Tout cela a créé une proximité et également une certaine familiarité.

Les principes de Bahr pour la politique de détente

Plus tard, il trouve en Egon Bahr, l’architecte de la politique allemande de détente et confident de Willy Brandt, et en Manfred Stolpe,3 des personnalités qui l'ont fortement encouragé à cultiver les relations avec la Russie.

Platzeck a rappelé les trois principes de l'Ostpolitik de Bahr:

1. Il n'y a pas de paix sans ou contre la Russie.

2. La Russie est immuablement notre voisin.

3. Les intérêts sont la force motrice de la politique.

Selon M. Platzeck, ces principes ne sont plus pris à cœur aujourd'hui. Le président fédéral allemand Frank-Walter Steinmeier a mis en garde contre une aliénation entre l'Allemagne et la Russie dans un discours prononcé à Moscou il y a deux ans. «Nous ne devons pas permettre cela», avait-il exigé.

Puis, M. Platzeck répond ensuite aux accusations selon lesquelles il est trop peu critique à l'égard de la Russie. Il ne le nie pas, mais affirme que les critiques à l'égard de la Russie ne manquent pas, mais que la compréhension fait défaut et qu'il comble un vide sur le marché.

On ne trouve guère deux peuples qui aient été autant imbriqué au cours des siècles que les Allemands et les Russes; nos cultures ne seraient pas les mêmes sans cette fertilisation croisée. Mais à maintes reprises, les relations ont aussi traversé de terribles profondeurs, et pourtant, nous avons toujours retrouvé un chemin commun.

La Russie est différente, l'Allemagne aussi

Par ces mots, Platzeck appelle à une vision de la Russie axée sur la compréhension. Il met en garde contre le fait de mesurer la Russie selon nos propres normes et de la condamner. Il a déclaré qu’il fallait toujours se poser deux questions pour évaluer des événements en Russie:

1. Que s'est-il passé en Russie?

2. Que s'est-il passé entre nous?

Pour répondre à ces questions, il a rappelé que la Russie avait traversé un processus difficile depuis les années 1990. Le système monétaire s'est effondré, les gens ont perdu toutes leurs économies. La situation économique était désastreuse. Elle était si désespérée que de nombreuses familles ont envisagé d'envoyer leurs enfants en Allemagne, car elles ne voyaient plus d'avenir en Russie. Quelle devait être la situation pour que des parents envisagent des mesures aussi radicales? Poutine a sorti le pays de cette catastrophe et stabilisé les conditions de vie, ce qui explique qu'il ait bénéficié d'une telle cote de popularité pendant si longtemps.

Le monument «La Mère en deuil» à Volgograd, l'ancien Stalingrad, symbolise les victimes inoubliées du peuple russe pendant la Seconde Guerre mondiale. La commémoration est toujours vivante aujourd'hui. (Photo mk)

Pas d'unité allemande sans la Russie

Platzeck rapporte que les interlocuteurs russes sont régulièrement irrités par le fait que les Allemands ne reconnaissent pas la contribution de la Russie à l'unification allemande. Il rappelle que l'Angleterre et la France n’étaient pas du tout enthousiastes à l'idée d'une Allemagne unie. Tous deux craignent une future domination de l'Allemagne.

Margaret Thatcher, lors d'une visite à Moscou, avoue sans ambages au dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev: «Je suis fermement opposée à une Allemagne unie.»4 Gorbatchev était différent. Le 10 février 1990, il a fait une concession fondamentale au gouvernement allemand, à savoir que les Allemands de l'Est et de l'Ouest devaient décider eux-mêmes de la voie qu’ils voulaient emprunter. Selon lui, ils avaient le droit de vouloir l'unité.5

La Russie a accepté la réunification de l’Allemagne et agi en conséquence: en 1991/92, Gorbatchev a retiré toutes les troupes stationnées en RDA. Cinq cent mille soldats russes ont quitté le pays. Selon Platzeck, cela fut le plus grand retrait de militaires de l'histoire. Cela aussi contre la volonté déclarée de Margret Thatcher, qui a demandé à Gorbatchev de laisser les troupes russes en Allemagne de l'Est aussi longtemps que possible: «Nous pourrions encore en avoir besoin un jour pour tenir en échec une Allemagne unie.»6 Et Platzeck de poursuivre qu’il avait fallu procéder malgré l'opposition de nombreux généraux russes qui étaient très sceptiques quant au retrait. Ils estimaient que l'Allemagne était une tête de pont durement gagnée pendant la Seconde Guerre mondiale et qu'elle ne devait pas être abandonnée sans en avoir tiré profit. Platzeck précise que Gorbatchev n'a accepté la réunification qu'en échange de la concession que l'OTAN ne serait pas autorisée à s'étendre en direction de la Russie. Il est bien connu que cette promesse n'a pas été tenue. Maintenant, avec l'Ukraine, l'OTAN prévoit de s’étendre jusqu’à la frontière russe.

Platzeck mentionne un autre événement significatif: le ministre russe des Affaires étrangères Evgueni Primakov a appris le début du bombardement de la Serbie, pendant la guerre du Kosovo en 1999, alors qu'il était dans l'avion en route pour les Etats-Unis. Furieux, il a fait faire demi-tour à l'avion au dessus de l'Atlantique et est rentré dans son pays. Il a annulé la visite d'Etat aux Etats-Unis. La Serbie était un Etat frère de la Russie. Les Etats belligérants avaient commencé les bombardements sans même en informer la Russie, membre du Conseil de sécurité de l'ONU. L'action de l'OTAN a donc constitué un nouvel affront.

Malgré tout, la Russie sous Poutine a continué à tendre la main à la coopération. En 2001, précise Platzeck, Poutine a prononcé un discours devant le Bundestag allemand dans lequel il a formulé sa proposition d'une architecture de sécurité commune. Il a été ovationné par tous les groupes parlementaires.7

On aurait pu espérer une coopération, mais au lieu de cela, on a poursuivi l'élargissement de l'OTAN vers l'Est et, en 2006, un système de défense antimissile a été construit en Pologne, malgré les objections de la Russie. Platzeck cite George F. Kennan, l'un des architectes de la politique étrangère américaine, qui a déclaré que l'expansion vers l'Est de l'OTAN était «l'erreur la plus fatale de la politique américaine de l'après-guerre froide».8

Sanctions

M. Platzeck aborde ensuite le sujet d’actualité que représentent les sanctions contre la Russie. Après six ans, les deux parties, tant l'Ouest que l'Est, constatent une nette détérioration de l'économie et un éloignement croissant. Il raconte une conversation avec un ancien combattant russe de la Seconde Guerre mondiale qui lui a dit: «Nous étions affamés, gelés, et pourtant nous avons gagné la bataille. Les sanctions ne nous mettront pas à genoux.»

Platzeck soulève la question du but des sanctions et se demande si leur objectif est la désintégration de la Russie. Il met énergiquement en garde contre cela, car cela constituerait également un gros problème pour nous, l'Europe occidentale. La Russie est une puissance nucléaire, et sans stabilité, nous courons le risque que ces armes tombent entre de mauvaises mains et échappent à tout contrôle.

Deux poids, deux mesures

Ses interlocuteurs en Russie évoquent souvent notre politique de deux poids deux mesures lorsque nous attaquons la Russie, par exemple sur la question de la Crimée: «Où est votre indignation face aux mensonges de Colin Powell concernant les armes de destruction massive de l'Irak et l'attaque en violation du droit international contre ce pays? Face aux centaines de milliers de personnes ayant perdu la vie suite à la guerre et la déstabilisation de toute la région? Face aux 37 millions de personnes ayant dû fuir leur pays natal? Quelles sanctions avez-vous prises contre les Etats-Unis en réponse à cela? Qu'en est-il de l'attaque du Kosovo, contraire au droit international? Où sont vos accusations contre les Etats-Unis pour leur guerre menée par drones, ayant déjà coûté 3700 vies? Où sont vos protestations contre la torture des prisonniers dans les geôles de Guantanamo et de Kandahar?»

Platzeck évoque également les accusations avancées contre la Russie en raison de son armement et relativise cela en expliquant que les dépenses d'armement des Etats-Unis sont 10 fois, celles de l'OTAN même 20 fois plus élevées que celles de la Russie. Ses interlocuteurs russes en sont également conscients.

  Réception d'un groupe de visiteurs de Suisse à Nizhny-Novgorod. Cette photo ne montre pas que le folklore pour les touristes. Les traditions sont encore vécues, les hôtes étrangers sont accueillis de manière chaleureuse dans de nombreux endroits. (Photo mk)

Politique de commémoration

La Russie est bien consciente qu'en Occident, le débarquement des Américains en Normandie et leur intervention dans la Seconde Guerre mondiale sont considérés comme décisifs pour la fin de la guerre. L'Armée rouge a cependant porté le principal fardeau de la guerre et a également apporté la contribution la plus décisive et importante à la défaite du National-socialisme. En Russie, on ressent un manque de reconnaissance de cette réussite et des sacrifices consentis. Platzeck raconte qu’un interlocuteur biélorusse a fait référence à un service commémoratif au cours duquel la chancelière Angela Merkel et l'ancien président allemand Joachim Gauck ont commémoré les victimes d'un massacre nazi dans un village de Normandie. «C'est très juste, je n’ai rien à redire, a précisé cet interlocuteur, mais en Biélorussie, il y a eu 629 villages rasés, dont la plupart des habitants ont été massacrés par les troupes SS. Cependant, on a encore jamais vu une visite d'Etat allemande dans le pays.»

De telles disproportions, une telle ignorance, le fait de ne pas vouloir voir la réalité et ne pas vouloir la prendre en compte conduisent à une profonde aliénation et à un dangereux éloignement des peuples et des nations.

Le chancelier Willy Brandt et le président soviétique Leonid Brejnev signent la déclaration commune à l'issue de la conférence au sommet germano-soviétique du 21 mai 1973. Derrière Brandt, le ministre soviétique des Affaires étrangères Andrei Gromyko s'entretient avec Egon Bahr, l'architecte du rapprochement. (Photo keystone)  

«Le changement par le rapprochement» au lieu du rapprochement après le changement

Où est le point de départ pour sortir de ce cercle vicieux, demande Platzeck. Dans ce contexte, il rappelle à nouveau la devise de Bahr: le changement par le rapprochement. Aujourd'hui, caractérise-t-il, c'est le contraire qui est exigé: d'abord le changement, puis le rapprochement; nous ne parlerons à Poutine que lorsqu’il aura instauré les droits de l'homme selon nos exigences. Platzeck ne laisse aucun doute sur le fait qu'il considère cette approche comme futile et dangereuse. Dans ce contexte, il cite même Angela Merkel, qui a déclaré que nous ne pourrons résoudre aucun des grands problèmes mondiaux tels que le changement climatique, la pauvreté, etc. sans ou contre la Russie. Vladimir Poutine affirme également que si une architecture de sécurité n’est pas mise en place en Russie, le pays restera instable et dangereux. Poutine avertit qu'il y a aussi en Russie des gens dont «les réflexions ne vont pas dans une bonne direction».

Platzeck cite à nouveau Bahr: lui, il divisait les problèmes en ceux pouvant être résolus et ceux ne pouvant pas l'être pour le moment. Il faut commencer par ceux qui sont solubles, laisser de côté ceux qui ne le sont pas encore et s’en occuper plus tard. Matthias Platzeck recommande, dans notre situation actuelle, de placer la question de la Crimée pour le moment dans une caisse, ce qui facilitera de trouver des solutions pour l'Ukraine orientale, et de s'attaquer à ce qui suit:

1) réduire les sanctions,

2) créer un minimum de compréhension,

3) organiser une nouvelle conférence d'Helsinki.9

Platzeck décrit la situation mondiale: les trois pôles du monde sont les suivants:

  • l'Asie, économiquement renforcée;

  • Les Etats-Unis et le Canada;

  • Le troisième pôle serait l'Europe, mais nous ne pourrons résoudre aucun des grands problèmes sans la Russie. Nos plans de lutte contre le changement climatique, par exemple, ne peuvent être mis en œuvre sans matières premières, mais l'Europe, contrairement à la Russie, ne dispose guère de matières premières.

Le jumelage de villes est une chose précieuse

A la fin de son discours, l'orateur évoque le rôle de la société civile. Celle-ci supporte actuellement la charge principale des relations entre l'Allemagne et la Russie. Les jumelages sont une chose très précieuse: sans eux et leurs activités, les problèmes entre la Russie et l'Allemagne seraient déjà bien plus importants. Platzeck invite aussi à participer à la 16e conférence germano-russe sur les jumelages, qui aura lieu du 28 au 31 juin 2021 à Kaluga, en Russie.10 Il souligne l'énorme importance des échanges entre les jeunes et également entre les citoyens des deux pays. En Russie aussi, la société civile se développe, elle n’est pas constituée que de Navalny. Comme exemple du développement de la démocratie, il cite une situation à Moscou. Cette grande ville voulait déverser ses ordures dans une certaine zone au nord de la ville. Les habitants de la région s’y sont opposés et ont réussi à faire entendre leur voix. La ville a trouvé une autre solution.

Le maintien de la paix avant tout

En conclusion, Platzeck revient à Egon Bahr, qui aurait dit: les valeurs occidentales sont essentielles et doivent être défendues. Mais une valeur est plus importante: la préservation de la paix. Et Platzeck d’affirmer que c’est cela son moteur, c’est la raison pour laquelle il ne cesse de s'impliquer.

1 Matthias Platzeck est un politicien allemand et président du Forum germano-russe.

2 Secrétaire d’Etat au ministère des Affaires étrangères et ambassadeur de la République fédérale d’Allemagne à Washington, D.C. et Londres. Depuis 2008, il dirige la Conférence sur la Sécurité de Munich.

3 Stolpe a grandi en RDA et a été membre de la direction de l’Eglise évangélique de la RDA. Lors de son engagement comme juriste des Eglises, il était une sorte de diplomate des Eglises face aux diverses offices et représentants étatiques de la RDA. Il faisait le lien entre l’Etat et l’Eglise pour les contacts informels, qui officiellement n’existaient pas.

4 Spiegel Geschichte du 9.4.2013

5 Wikipedia, Deutsche Wiedervereinigung   https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9unification_allemande

6 Spiegel Geschichte du 9.4.2013

7 Cf. https://www.bundestag.de/parlament/geschichte/gastredner/putin/putin-196934

8 Cf. https://de.wikipedia.org/wiki/George_F._Kennan

9 «Die KSZE [Konferenz für Sicherheit und Zusammenarbeit in Europa] wurde im Jahr 1973 in Helsinki eröffnet und 1975 mit der Unterzeichnung der Schlussakte von Helsinki beendet. Sie diente während des Ost-West-Konflikts als Forum für Konsultationen sowie der politischen Annäherung und Vertrauensbildung zwischen den beiden Blöcken. Teilnehmer der Konferenz waren 35 vorwiegend europäische Staaten sowie die USA, Kanada und die Sowjetunion. Im sogenannte Dekalog der Schlussakte wurden die Grundregeln der Beziehungen zwischen den Teilnehmerstaaten festgelegt, so die friedliche und gewaltlose Regelung von Streitfällen, die Achtung der Menschenrechte und Grundfreiheiten, die territoriale Integrität aller Teilnehmerstaaten, die Nichteinmischung in innere Angelegenheiten der anderen Staaten und die Unverletzlichkeit bestehender Grenzen.» In: https://www.bpb.de/nachschlagen/lexika/das-europalexikon/177089/konferenz-ueber-sicherheit-und-zusammenarbeit-in-europa-ksze

10 Cf. https://www.deutsch-russisches-forum.de/ueber-ns/taetigkeitsbereiche/staedtepartnerkonferenzen

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