Une partie jouée avec des cartes truquées
Comment Swisscom, Ringier & Cie ont influencé le vote sur l'e-ID en leur faveur – avec Palantir en arrière-plan
par Michael Straumann*
(31 octobre 2025) 50,39% de oui contre 49,61% de non – une différence de seulement 20 000 voix, à peine plus que la population d'une petite ville suisse. Ce résultat a fait sensation dans le monde entier. Sur les réseaux sociaux, beaucoup se sont indignés que la Suisse, pays de la démocratie directe souvent considéré comme «l'îlot de liberté en Europe», ait approuvé la «Loi sur l'e-ID».
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Peu après le vote du 28 septembre, le journaliste américain et coéditeur de Twitter Files, Michael Shellenberger, a écrit:
«Mon Dieu. Le peuple suisse vient d'approuver l'identité numérique. L'Australie l'a introduite en décembre, le Royaume-Uni la semaine dernière. Dans ces trois pays, elle est soutenue par des politiciens étroitement liés à l'Etat profond. Il s'agit d'une situation d’urgence en matière d'identification numérique et de censure.»1
Quel paradoxe: au nom de la démocratie, un peuple peut être manipulé de manière à approuver la suppression de ses propres droits fondamentaux. Une démocratie vit grâce à l'intégrité de l'espace de débat public, où tous les arguments pertinents peuvent être discutés de manière équitable, visible et sans distorsion.2 Or, ce n'était précisément pas le cas lors de cette votation populaire.
En Suisse aussi, cette question a été posée à nouveau dans le cadre du vote sur la Loi sur l'e-ID. Mais le problème ne résidait pas dans le dépouillement des votes – il n'y a aucune preuve tangible à cet égard. La manipulation a eu lieu plus tôt: dans le processus de formation de l'opinion publique.
Zurich fait campagne contre la loi sur l'e-ID: «Contrainte numérique?
E-ID – Non!» (Photo mad)
Swisscom s'est immiscée illégalement dans la campagne de votation
La Swisscom SA, la plus grande entreprise de télécommunications suisse, est détenue à 51% par la Confédération3 – donc sous contrôle étatique. Elle est néanmoins intervenue activement dans la campagne de votation sur la Loi sur l'e-ID et a soutenu financièrement la campagne en faveur du «oui».
Le 10 juillet 2025, Swisscom a versé 30 000 francs au «Comité économique suisse pour l'e-ID».4 Cependant, ce paiement n'a été rendu public que le 21 septembre, une semaine avant le scrutin. Swisscom a ainsi violé le principe de la liberté de vote garanti par la Constitution fédérale (art. 34, al. 2 Cst.).5
En tant qu'entreprise proche de l'Etat, Swisscom est tenue à la neutralité politique. Elle n'a pas le droit d'influencer les processus démocratiques par des interventions unilatérales, or c'est exactement ce qui s'est passé. Swisscom a tenté de justifier son action en affirmant que le soutien à la campagne en faveur du «oui» était dans son propre intérêt, car l'e-ID simplifiait les signatures numériques et les services.6
Andreas Glaser, professeur de droit constitutionnel et administratif à l'Université de Zurich, qualifie le financement de la campagne d'illégal.7 Le don est trop élevé et le lien entre la Loi sur l'e-ID et l'activité principale de Swisscom trop faible. L'avocat Artur Terekhov, qui représente juridiquement le mouvement citoyen MASS-VOLL!, affirme qu'un don à un comité privé enfreint les principes d'objectivité et de proportionnalité, règles qui sont contraignantes pour les acteurs étatiques et paraétatiques.8 En outre, Swisscom a participé indirectement à la campagne en faveur du oui: par le biais de son adhésion à l'association de lobbying digitalswitzerland, dont le PDG Christoph Aeschlimann est membre du comité directeur.9
Compte tenu du caractère controversé de ce don, MASS-VOLL! a déposé une plainte pour violation du droit de vote. D'autres comités du camp du «non» ont suivi. Ils ont d'abord demandé le report du vote,10 puis, après le résultat extrêmement serré, sa répétition.11
Ringier et TX Group ont apporté leur concours
Swisscom n'était pas la seule à recourir à des moyens déloyaux. Les deux plus grands groupes de médias du pays, Ringier et TX Group, se sont également rangés du côté des partisans du «oui». Tous deux ont soutenu la campagne en faveur de l’e-ID par des contributions en nature importantes,12 dont l'ampleur n'a été révélée que peu avant le scrutin.
Le 24 septembre 2025, Ringier, éditeur du tabloïd Blick, a mis à disposition des espaces publicitaires d'une valeur de 85 000 francs. Deux jours plus tard, TX Group – la maison d'édition notamment du Tages-Anzeiger et de 20 Minuten – a suivi avec des annonces gratuites d'une valeur de 78 000 francs. Au total, cela représentait un soutien non monétaire de 163 000 francs suisses versé à l'«Alliance Pro e-ID». A ce moment-là, la plupart des électeurs avaient déjà voté par correspondance. La révélation de cette aide électorale dissimulée est arrivée trop tard pour modifier le comportement de vote.
Avec cette intervention, Ringier et le TX Group ont abandonné leur rôle d'observateurs neutres. Ils sont devenus des acteurs actifs au service d'un projet souhaité par le gouvernement. Les reportages du Blick, du Tages-Anzeiger et de 20 Minuten n'étaient plus du journalisme indépendant, mais faisaient partie d'une campagne orchestrée.
Une fois de plus, le complexe politico-médiatique se manifeste: les grands groupes médiatiques ne jouent plus depuis longtemps le rôle de contrôleurs du pouvoir, mais celui de ses soutiens. Ce schéma s'était déjà manifesté pendant la crise du coronavirus, lorsque le PDG de Ringier, Marc Walder, avait demandé à ses collaborateurs de «soutenir activement» le gouvernement et d'éviter toute critique.
Le mouvement MASS-VOLL! demande désormais l'annulation et la répétition du vote. Compte tenu de la différence infime d'environ 21 000 voix, il est plus que concevable que le résultat aurait été différent sans ces interventions. La défense des éditeurs n'est guère convaincante. Le TX Group invoque une séparation prétendument stricte entre la rédaction et le marché publicitaire, Ringier invoque son indépendance journalistique et les pratiques courantes du secteur. Mais compte tenu de la portée politique de ce vote, cette autojustification ne tient pas la route.
Palantir a également joué un rôle en coulisses
Le groupe de données Palantir a également joué un rôle, bien qu'indirectement. Cette entreprise de la Silicon Valley est considérée comme l'un des acteurs les plus puissants de l'industrie mondiale de la surveillance. Fondée grâce à des fonds provenant de la CIA,13 Palantir est aujourd'hui profondément ancrée dans l'appareil sécuritaire américain.
Depuis 2021, Palantir est également présent en Suisse. Le groupe a ouvert son «hub européen» à Altendorf, dans le canton de Schwyz.14 Ce qui n’est guère connu, c'est que Palantir est membre de l'organisation de lobbying digitalswitzerland,15 une alliance économique influente qui a été l'un des principaux bailleurs de fonds de la campagne en faveur de la Loi sur l'e-ID. L'association a versé au total 178 800 francs sous forme de contributions directes et indirectes.16
Les liens entre Palantir et le groupe de presse Ringier sont également explosif. Le PDG Marc Walder n'est pas seulement le fondateur de digitalswitzerland,17 mais entretient également des relations commerciales avec Palantir depuis plusieurs années.18 Depuis 2018, Ringier collabore avec ce groupe américain spécialisé dans les données et utilise son logiciel tant pour le placement publicitaire que dans la salle de rédaction du Blick afin d'adapter plus précisément les contenus à son lectorat.
Une suite à l'issue incertaine
Le vote n'est toujours pas entériné. Les recours déposés sont en suspens. S'ils sont acceptés, cela entraînera la répétition du référendum.
Lorsqu'une entreprise fédérale telle que Swisscom s'immisce ouvertement dans la campagne de votation, lorsque des groupes de presse tels que Ringier et TX Group font don de publicités gratuites d'une valeur de plusieurs centaines de milliers de francs à la veille du scrutin et lorsqu'un groupe américain spécialisé dans les données comme Palantir intervient en coulisses, la démocratie devient une farce.
| * Michael Straumann, né en 1998, étudie les sciences politiques et la philosophie à l’Université de Zurich et travaille comme stagiaire rédactionnel pour le magazine «Schweizer Monat». Il est l’éditeur de «StrauMedia». |
Source: https://www.straumedia.ch/p/spiel-mit-gezinkten-karten, 14 octobre 2025
(Traduction «Point de vue Suisse»)
1 https://x.com/shellenberger/status/1972353824229921122
2 https://www.manova.news/article/la-mort-silencieuse-du-débat-public
3 https://www.uvek.admin.ch/de/swisscom
4 https://politikfinanzierung.efk.admin.ch/app/de/campaign-financings/512/forms/19-1-425-512-66
6 https://www.nzz.ch/schweiz/gegner-der-e-id-reichen-abstimmungsbeschwerde-ein-ld.1903726
7 https://www.nzz.ch/schweiz/gegner-der-e-id-reichen-abstimmungsbeschwerde-ein-ld.1903726
9 https://www.nzz.ch/schweiz/gegner-der-e-id-reichen-abstimmungsbeschwerde-ein-ld.1903726
10 https://www.nzz.ch/schweiz/gegner-der-e-id-reichen-abstimmungsbeschwerde-ein-ld.1903726
11 https://massvoll.swiss/wp-content/uploads/2025/10/Noveneingabe-Rimoldi-und-MASS-VOLL-an-RR-ZH.pdf
14 https://www.handelszeitung.ch/unternehmen/tech-riese-palantir-lasst-sich-im-kanton-schwyz-nieder
15 https://digitalswitzerland.com/de/membership-partnership/
16 https://politikfinanzierung.efk.admin.ch/app/de/campaign-financings/514/forms/19-1-426-514-66
17 https://www.ringier.com/de/uber-uns/organisation/marc-walder/
18 https://insideparadeplatz.ch/2025/08/26/ringier-ceo-pusht-e-id/