Pourquoi l'accord-cadre UE-Suisse a-t-il échoué?

Carl Baudenbacher (photo
https:// baudenbacher-law.com)

par le Prof. Dr. Dr. h.c. Carl Baudenbacher*

(8 juin 2021) Le 26 mai 2021, le Conseil fédéral, le gouvernement suisse composé de sept membres, a rompu les négociations menées depuis sept ans entre l'UE et la Suisse en vue de la conclusion d'un Accord-cadre institutionnel («InstA»). Les partisans suisses de l'InstA ont tenté d'empêcher cela jusqu'à la fin, parfois avec des moyens très discutables.

Or, à proprement parler, c'est l'UE qui a déclaré que la négociation était terminée à l'automne 2018. Depuis lors, de façon absurde, il y a eu des discussions sur trois questions secondaires de fond. La déception prévaut dans l'UE et dans ses Etats membres. Les politiciens et les médias ont tendance à blâmer les Suisses. C'est le résultat de la propagande de Bruxelles et de la campagne de bullshit que le Département suisse des Affaires étrangères mène depuis 2013. La Commission a réagi sans ménagement à la décision du Conseil fédéral et a fait miroiter des contre-mesures.

L'UE a conclu un accord de libre-échange avec la Suisse en 1972 et, après 1999, deux paquets d'accords bilatéraux (Bilatérales I et II), notamment dans les domaines des obstacles techniques au commerce, de la libre circulation des personnes, du transport aérien et du transport terrestre. Ce dernier assure à l'Union l'accès à l'Italie. A l'exception du traité sur le transport aérien, tous les traités sont dépourvus d'institutions et les nouvelles lois européennes ne sont généralement adoptées que de manière statique. Les conflits sont réglés au sein de commissions mixtes. Néanmoins, la Suisse est ainsi devenue un membre partiel du marché intérieur selon l'avis des deux parties. Si l'on veut comprendre comment les deux paquets ont vu le jour, il faut remonter à 1992.

1992: non à l’adhésion de la Suisse à l’EEE

A l'époque, une courte majorité du peuple et une nette majorité des cantons ont dit non à l'adhésion de la Suisse à l'Espace économique européen («EEE»). L'objectif de ce traité est d'étendre le marché intérieur de l'UE aux Etats de l'AELE participants. A cette fin, ces Etats adoptent le droit communautaire de manière dynamique; ils ont leur mot à dire dans son élaboration. Il est important de noter que les Etats de l'AELE disposent de leur propre autorité de surveillance («ESA») et de leur propre Cour de justice. L'expérience montre que ces institutions protègent dans une large mesure la souveraineté des Etats EEE et AELE. Dans de nombreux cas, la Cour de l'AELE a statué en tant que première juridiction de l'EEE et la Cour de justice de l’UE («CJUE») a souvent suivi. Toutefois, la Cour de l'AELE a parfois suivi sa propre voie, même lorsqu'il existe une jurisprudence de la CJUE. Le Conseil fédéral avait en effet soutenu la proposition de l'EEE à l'époque. Sous la pression du Département des Affaires étrangères («DFAE»), elle a toutefois présenté une demande d'adhésion à l'UE six mois avant le vote. Il était donc facile pour les opposants endurcis à l'intégration de faire valoir que le référendum ne portait pas du tout sur l'adhésion à l'Accord commercial de l'EEE, mais sur l'UE, qui recherchait l'intégration politique.

La grande salle d'audience de la Cour de justice de l'Union européenne. La CJUE aurait joué un rôle décisif dans le règlement des différends selon l'Accord-cadre institutionnel Suisse–UE échoué. M. Baudenbacher décrit la CJUE comme une cour mondiale avec laquelle il a travaillé étroitement en tant que juge et président de la Cour de l'AELE. Dans le cas de la Suisse, cependant, la CJUE aurait manqué de neutralité. (photo Gerichtshof der Europäischen Union)

«Docking» de la Suisse à la Cour de l’AELE?

Après 1992, le Conseil fédéral a officiellement poursuivi l'objectif de l'adhésion à l'UE. Toutefois, il n'y a jamais eu de majorité d'électeurs ou de cantons en faveur de cette mesure. Comme il devenait de plus en plus évident que la Suisse ne deviendrait pas un Etat membre de l'UE, l'UE a exigé, à partir de 2008, le passage à une adoption dynamique du droit Européen et la mise en place d'un cadre institutionnel pour les accords bilatéraux. La Commission, consciente de la frilosité de la Suisse en matière de «juges étrangers», a fait une offre généreuse: la Suisse devrait négocier avec les trois Etats de l'EEE/AELE, l'Islande, le Liechtenstein et la Norvège, le droit de «dock» aux institutions du pilier AELE, à l'Autorité de surveillance («ESA») et à la Cour de l’AELE. Cela aurait signifié que les accords bilatéraux Suisse-UE auraient été soumis à ces deux organes. La Suisse aurait été en mesure de fournir un membre de l'ESA et un juge de la Cour dans les affaires la concernant. La Cour de l'AELE aurait été un tribunal neutre pour la Suisse. En même temps, le pays aurait pu maintenir son approche sectorielle; contrairement à l'Islande, au Liechtenstein et à la Norvège, il n'aurait pas eu à adopter l'ensemble du droit du marché intérieur. Le bilatéralisme suisse traditionnel se serait mué en un modèle hybride comportant des éléments bilatéraux et multilatéraux.

Du «bullshit» au sens de la philosophie morale du terme

Le DFAE du ministre Didier Burkhalter a rejeté cette proposition en 2013 et s'est appuyé sur un autre modèle. Selon ce principe, aucun organe de contrôle spécial ne devrait être mis en place. En cas de conflit, la Commission devait toutefois avoir le droit de porter unilatéralement la Suisse devant la CJCE; elle aurait ainsi été l'autorité de surveillance de facto de la Suisse. L'objectif était de fixer un «point de non-retour» vers l'adhésion à l'UE.

Pour dénigrer l'idée d'un «docking» aux institutions du pilier AELE, la direction du DFAE a lancé une campagne avec d'innombrables allégations destinées à convaincre indépendamment de leur teneur en vérité. Il s'agissait d'une campagne de bullshit dans l'esprit du philosophe moral américain Harry G. Frankfurt. Les deux plus grandes sottises ont été:

  1. si la Cour de l'AELE se prononçait en faveur de la Suisse dans une procédure d'infraction engagée par l'ASE, l'UE ne serait pas liée par cet arrêt.

  2. la CJUE se contenterait, si nécessaire, de rédiger des «avis d'experts» à l'attention du comité mixte.

De manière surprenante, cette décision a été approuvée par les commissions de politique étrangère du Parlement, des cantons et des grandes associations. A partir de 2014, les négociations ont été menées sur cette base. Au printemps 2017, il est toutefois apparu clairement que la CJUE, qui n'est pas neutre vis-à-vis des partis, ne parviendrait pas à obtenir une majorité. Le ministre des Affaires étrangères Burkhalter a démissionné, un acte très rare en Suisse. Son successeur Ignazio Cassis a promis de «remettre à zéro» le dossier européen. En l'état actuel des choses, cela ne pouvait signifier que le «docking» et donc l'abandon du «point de non-retour» vers l'adhésion à l'UE.

Sous l'influence de ses bureaucrates, le nouveau ministre des Affaires étrangères n'a toutefois pas réussi à trouver le bouton de «remise à zéro». Il n'avait pas échappé à Bruxelles que le modèle de la CJCE était fondé sur des prémisses erronées. Mais lorsque Berne a indiqué une nouvelle fois qu'elle ne voulait pas le «docking», la Commission a mis sur la table un modèle de surveillance et de justice qu'elle avait développé pour les anciennes républiques soviétiques de Géorgie, de Moldavie, d'Ukraine et d'Arménie, et qui était également envisagé pour les anciennes colonies des puissances européennes en Afrique du Nord:

En cas de conflit, la Commission devrait avoir le droit de faire appel à un «tribunal d'arbitrage» commun, qui doit toutefois toujours demander à la CJCE un arrêt contraignant si le droit de l'UE ou le droit conventionnel ayant le même contenu est en cause. C'est-à-dire pratiquement toujours.

Le Conseil fédéral a accepté ce mécanisme en mars 2018 et l'a présenté comme une avancée majeure. En juillet 2018, le gouvernement May au Royaume-Uni a également avalé le modèle ukrainien. Dès lors, le DFAE a prétendu que le «tribunal arbitral» de l'InstA aurait des pouvoirs propres importants parce que Berne avait négocié avec plus de succès que Londres. C'était le prélude à une autre campagne de bullshit.

Les professeurs d'université, dont certains avaient rejeté la CJUE dans une lettre adressée au Conseil fédéral en 2013, se sont rangés majoritairement du côté du Conseil fédéral. Certains ont invoqué le conte de fées de la prétendue indépendance du «tribunal arbitral». Les autres ont concédé que ce n'était pas loin de la vérité, mais se sont consolés en disant que la CJUE était une cour respectée. Ce dernier point est indéniable, mais il ne change rien au fait que la CJUE manque de neutralité.

Divergences sur trois questions secondaires

Puis, dans le courant de l'année 2018, il est apparu qu'il existait des divergences sur trois questions qui, sur l'insistance de l'UE, devaient également être traitées dans l'accord-cadre: sur la protection des salaires en cas de travail transfrontalier, sur la question de savoir si la directive sur la citoyenneté de l'UE fait partie de la libre circulation des personnes et sur l'interdiction des aides d'Etat.

Fin 2018, l'UE a déclaré que le processus de négociation était terminé et a demandé au Conseil fédéral de signer. Ce dernier a publié le texte du projet, s'est réfugié dans une «consultation» des principales parties prenantes et a envoyé le négociateur en chef dans une tournée de relations publiques avec pour mission de vendre le mécanisme ukrainien au public suisse. Au terme de la consultation, le Conseil fédéral a informé la Commission en juin 2019 qu'il voyait un besoin de clarification sur les trois points mentionnés. Le Conseil fédéral a toutefois accepté le mécanisme ukrainien malgré de nombreuses critiques. Compte tenu de son rôle discutable en 2013/2014, il s'agissait probablement d'une tentative pour sauver la face.

Le Conseil fédéral n'a ensuite rien fait pour défendre le modèle d'arbitrage fictif. Cependant, le négociateur en chef a été licencié et son successeur a été chargé de renégocier les trois questions secondaires. Lors d'une rencontre entre le président de la Confédération suisse, Guy Parmelin, et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, le 23 avril 2021, il a été constaté qu'une solution n'était même pas possible à cet égard.

Le 26 mai 2021, le Conseil fédéral a déclaré la fin des négociations. Comme Mme von der Leyen n’a pas répondu à l’appel téléphonique de M. Parmelin, la négociatrice en chef a pris l’avion gouvernemental pour aller remettre personnellement la lettre à Bruxelles.

Positions des acteurs en Suisse

Les principaux partis sont presque tous divisés sur la question de l'InstA. Le PS, qui est en soi favorable à l'UE, a les mains liées en raison de la résistance des syndicats à un assouplissement de la protection salariale. L'UDC conservatrice est contre tout accord. Au sein du PLR, le parti des ministres des Affaires étrangères Burkhalter et Cassis, il existe une contradiction diamétrale entre une résolution des délégués rejetant le modèle ukrainien et une résolution du groupe parlementaire l'approuvant «par bon sens». Le parti du centre est également divisé, bien que son président ait qualifié l'InstA de «toxique» en raison du rôle de la CJUE. Les associations de grandes entreprises ont longtemps fait pression pour que l'InstA soit signé, mais au cours de l'année écoulée, le débat a été dominé par de nouveaux groupements d'entreprises globales prospères rejetant l'InstA. Même la puissante Union suisse des arts et métiers s'est jointe au mouvement.

Que faire?

La consternation était grande au Berlaymont [siège de la Commission européenne à Bruxelles]. La veille au soir, le Service européen pour l'action extérieure («SEAE») avait montré aux Suisses tous les outils de la torture via Twitter, dans une action embarrassante en cas de non-signature et sous la menace d'une ère glaciaire. C'était le nadir d'une campagne que le SEAE a menée depuis 2019. La Commission pratique une politique de sanction difficilement conciliable avec la bonne foi et aliénante pour une vieille amie comme la Suisse.

Sans prétendre à l'exhaustivité, on peut citer les éléments suivants: Le refus discriminatoire de l'équivalence boursière au 1er juillet 2019; l'exclusion de la Suisse du système européen des apps COVID; la discrimination de la Suisse dans le contrôle du commerce des vaccins (déjà controversé); la menace d'exclure la Suisse du programme de recherche Horizon 2020, contrairement aux engagements explicites; la menace, contrairement aux engagements explicites, de ne plus mettre à jour les accords bilatéraux existants, notamment l'accord sur les obstacles techniques au commerce, sans la conclusion de l'InstA.

Le refus d'accepter l'adhésion du Royaume-Uni à la Convention de Lugano concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale est un acte inamical envers les Etats de l'AELE que sont la Suisse, l'Islande et la Norvège, qui ont accepté l'adhésion du Royaume-Uni. Dans tous ces cas, l'UE se nuit également à elle-même. En refusant d'accepter l'application suisse COVID, elle met même en danger la vie de ses propres citoyens. Mais les tenants de la ligne dure de Bruxelles ne semblent pas s'en soucier.

Divulgation d’un rapport secret de l'Administration fédérale

Les amis de l'InstA helvétiques ont connu la même détresse. Un rapport secret de l'Administration fédérale énumérant les conséquences négatives possibles d'une sortie a été divulgué à la télévision d'Etat. Une enquête criminelle est en cours. Les membres de la Commission des Affaires étrangères du Conseil national, la Grande Chambre du Parlement, ont entamé des négociations parallèles avec des eurocrates et ont promis de veiller à ce qu'un référendum ne nécessite qu'une majorité populaire, et non une majorité des cantons. Sur les médias sociaux, des appels à des poursuites pénales ont également été lancés. Le tabloïd «Blick» a fait état d'un «chat Europe» au cours duquel des parlementaires et des professeurs suisses se sont joints aux représentants de l'UE pour critiquer la ministre de la Justice Karin Keller-Sutter et dénigrer le secrétaire d'Etat à la Migration Mario Gattiker. L'ambassadeur allemand Michael Flügger a également participé à la discussion.

Sous-estimation de l'influence de la société civile suisse

Dès le départ, l'InstA était sur un terrain instable. La tentative du DFAE de faire entrer clandestinement le pays dans l'UE par la porte de derrière, pour ainsi dire, a échoué. Le DFAE a négligé le fait que les questions de souveraineté ont fait partie de tous les débats de politique étrangère en Suisse depuis la Seconde Guerre mondiale. Elle a également négligé le fait que la séparation entre la coopération économique et l'intégration politique est profondément ancrée dans la société civile suisse – tout comme au Royaume-Uni. De son côté, la Commission n'a pas pu résister à la tentation de soumettre une Suisse récalcitrante à une surveillance de facto par elle-même et à la juridiction de la CJCE. Ce faisant, elle a surestimé l'affirmation du DFAE et sous-estimé l'influence de la société civile suisse sur la politique européenne.

Selon l'opinion exprimée ici, la Suisse devrait maintenant opter pour le modèle du «docking». Mais la question de savoir si cette option est toujours possible en 2021 reste ouverte. Si cela n'est pas possible, il ne resterait probablement à la Suisse qu'une voie similaire à celle du Royaume-Uni: quitter le marché unique avec adoption dynamique du droit, surveillance supranationale et contrôle judiciaire supranational, et se replier sur un simple modèle de libre-échange. En s'en tenant à leur stratégie de négociation ratée pendant des années, le Conseil fédéral et la Commission européenne auraient alors échoué à intégrer durablement la Suisse dans le marché unique. Même avec un tel «Swexit», le monde (et la Suisse) ne s'arrêterait pas. Toutefois, ce ne serait pas une bonne nouvelle pour l’avenir de la cohésion de l'UE.

(Publication avec l’aimable accord de l’auteur, 3 juin 2021)

* Carl Baudenbacher est un juriste suisse. Depuis mai 2018, il travaille en tant qu'arbitre indépendant et consultant auprès d'entreprises, de cabinets d'avocats, de gouvernements et de parlements, entre autre au sein de Monckton Chambers à Londres. En 2020, il a été nommé professeur invité à la London School of Economics (LSE). En mai 2021, il est devenu associé principal chez Baudenbacher Law à Zurich.

De 1995 à avril 2018, Baudenbacher a été juge à la Cour de l'AELE à Luxembourg, et son président de 2003 à 2017. Il a été professeur à l'Université de Saint-Gall (HSG) de 1987 à 2013 et professeur invité permanent à l'Université du Texas (UT) à Austin entre 1993 et 2004.

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