A propos de la neutralité suisse
La Suisse est en danger
par Peter Hänseler*
(9 mai 2023) La Suisse change en un rien de temps sa position en matière de neutralité et de sécurité juridique pour plaire à l’UE et aux Etats-Unis. Cette attitude met en danger les fondements sur lesquels la Suisse repose. Cet article considère la Suisse de l’extérieur.
Si l’on demande aux gens du monde entier ce qui caractérise la Suisse en quelques mots, ils répondent: neutralité, fiabilité, stabilité, sécurité juridique, précision, loyauté, propreté et richesse.
Cet essai tente de démontrer comment l’action irréfléchie de nos politiciens met durablement en péril les fondements de la Suisse. Pour ce faire, j’observe la Suisse de l’extérieur.
Neutralité armée grâce au précepteur du tsar
C’est sans doute grâce au Vaudois Frédéric-César de La Harpe que le tsar russe Alexandre Ier a fait valoir sa grande influence au Congrès de Vienne et a empêché que la Suisse ne soit ni divisée ni intégrée à la Confédération allemande après la défaite de Napoléon Ier. Le résultat fut une Suisse indépendante avec une neutralité armée perpétuelle.
De La Harpe fut l’éducateur du futur tsar Alexandre Ier à Saint-Pétersbourg et eut toute sa vie une grande influence sur le tsar. C’est à cette influence de De La Harpe que l’on doit l’existence de la Suisse telle que nous la connaissons aujourd’hui. Un monument a été érigé à De la Harpe sur l’île qui porte son nom, l’«Ile de la Harpe», à Rolle, sur le lac Léman. On y trouve un obélisque de 13 mètres de haut avec l’inscription du tsar Alexandre Ier:
«Je dois tout ce que je suis à un Suisse»,
«Ich verdanke alles, was ich bin einem Schweizer».
Le tsar Alexandre Ier
Un privilège inestimable pour la Suisse
Le fait que la neutralité ait été un privilège inestimable pour la Suisse a été démontré à deux reprises au cours du siècle passé: sans le statut de neutralité, la Suisse n’aurait certainement pas été épargnée par les horreurs et les destructions de la Première et de la Seconde Guerre mondiale. Celui qui prétend le contraire est un cynique.
Même le plus fier des Suisses doit donc admettre que l’Helvétie – en particulier après 1945 – s’est lancée dans l’ère moderne post-1945 avec un énorme avantage. Notre voisine, l’Allemagne, a eu besoin de décennies et d’une aide énorme de la part des Etats-Unis pour réparer les dégâts et les traumatismes de la guerre.
L’Union soviétique, qui a dû supporter le plus grand nombre de victimes et les plus grands dommages des deux guerres mondiales, a été complètement abandonnée par l’Occident et n’a jamais été en mesure de se remettre. Le président Roosevelt a certes promis à Staline de l’aider à reconstruire, mais son successeur Truman a supprimé cette aide et lancé la guerre froide.
Neutralité et sécurité juridique forment un tout
Si la neutralité est le pilier géopolitique de la stabilité de la Suisse, la sécurité juridique est le garant de la stabilité suisse sur le plan intérieur. Ces deux grandes qualités ont développé au cours des 200 dernières années une très forte influence extérieure, qui a apporté aux Suisses des avantages et un grand prestige.
Ces deux notions ou qualités doivent donc, à mon avis, être considérées pour la Suisse comme un critère de qualité unique – comme des jumeaux.
Les fruits du jumeau «sécurité juridique–neutralité»
L’industrie financière
Cela a eu pour conséquence que des personnes de tous les continents ont apporté leurs économies – ou une partie de celles-ci – en Suisse. Cela a permis à l’industrie financière, inondée d’argent étranger, de prospérer. La Suisse, un havre de sécurité. Les personnes ne faisant pas confiance au gouvernement de leur pays d’origine faisaient confiance aux fiables Suisses.
L’industrie
Il serait réducteur de considérer les avantages de la neutralité et de la sécurité juridique uniquement comme des atouts pour l’industrie financière. Ces deux piliers rayonnaient sur tout ce qui était suisse. Les clients étrangers qui passaient de gros contrats industriels ne regardaient pas seulement les spécifications techniques de nos produits, mais aussi la possibilité de faire valoir des droits juridiques en cas de litige. En Suisse, les partenaires contractuels pouvaient compter sur le fait que leurs droits juridiques étaient protégés par la Suisse.
L’arbitrage
C’est pour cette raison que l’arbitrage suisse est devenu une mine d’or pour la Suisse.
Swiss Arbitration, l’organisation faîtière de l’arbitrage suisse, réunit les principaux acteurs du règlement alternatif des litiges en Suisse et à l’étranger.
Elle rappelle fièrement l’histoire de l’arbitrage en Suisse depuis 1866.
L’affaire de l’Alabama, l’arbitrage international le plus célèbre de l’histoire de la diplomatie, qui s’est déroulé à Genève entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, est mise en avant.
L'une des principales raisons de la prospérité de l'arbitrage international en Suisse est la neutralité suisse, qui est utilisée comme argument de la manière suivante:
«En s’appuyant sur les fondements de la Suisse en tant que puissance neutre et plaque tournante de la résolution des conflits internationaux, l’arbitrage suisse a acquis sa crédibilité depuis plus d’un siècle.»
Cette confiance globale, que la Suisse a construite pendant près de 200 ans dans ce domaine également, va se perdre.
Les tribunaux indépendants
L’UE fait également pression sur la Suisse pour qu’elle renonce à sa juridiction indépendante et accepte les tribunaux de l’UE comme dernière instance. Le fait que la Suisse, en tant que pays «indépendant», accepte, ne serait-ce que d’entrer dans une telle discussion, n’est ni compréhensible ni digne d’être discuté.
La décomposition de la neutralité et de la sécurité juridique
L’adhésion de la Suisse à l’ONU
Avec l’adhésion de la Suisse à l’ONU en 2002, la Suisse a commencé à saper la neutralité.
Vingt ans plus tard, le 9 juin 2022, la Suisse a été élue au Conseil de sécurité de l’ONU. Le Département fédéral des Affaires étrangères (DFAE) écrit à ce sujet:
«Le mandat en tant que membre non permanent pour les années 2023/2024 poursuit l’engagement suisse au sein de l’ONU et dans le monde en faveur de la paix et de la sécurité. En vertu de la Constitution fédérale, la Suisse se mobilise en faveur d’un ‹ordre international juste et pacifique›, ce qui constitue précisément le but du Conseil de sécurité de l’ONU.»
Cette démarche est «entièrement compatible» avec la neutralité, affirme-t-on en se référant à un rapport du Conseil fédéral du 15 janvier 2013. Il s’est déjà avéré que les affirmations du Conseil fédéral sur la neutralité qui y sont faites ne sont pas convaincantes pour l’é tranger – nous y reviendrons plus loin.
Pression des Etats-Unis
Ce sont les Etats-Unis qui, au cours des 30 dernières années, ont augmenté la pression sur la Suisse et détruit le fameux secret bancaire suisse – avec l’aide active de l’UE.
Il est évident que cette stratégie des Américains n’avait rien à voir avec de nobles intentions. Il s’agissait simplement de réduire la part de la Suisse dans ce que l’on appelle le «off-shore Banking». L’argent trouve toujours son chemin. L’argent non déclaré n’arrive plus en Suisse. Si l’on se renseigne sur les endroits où il est le plus facile de cacher des fonds non déclarés, le nom de l’homme propre revient: «Allez à Miami!»
Sanctions de l’UE
La Suisse a définitivement quitté le chemin de la fiabilité en mars 2022 lorsqu’elle a adopté tel quel les sanctions de l’UE contre la Russie.
Les sanctions ne concernent pas uniquement les personnes proches du Kremlin et appelées «oligarques», comme cela a été prétendu au départ, le terme «oligarque» n’étant nulle part défini, même de manière rudimentaire.
Au contraire, la Suisse bloque tout ce qui est russe: tout Russe est désormais suspect en Suisse. A l’inverse, toutes les personnes qui ne font que résider en Russie sont également suspectes, quelle que soit leur nationalité. Ainsi, même les citoyens suisses sont parfois sanctionnés sans raison.
La Suisse annule ainsi – au niveau de l’ordonnance (sic!) – des droits fondamentaux qui se trouvent dans la Constitution suisse – ici la garantie de la propriété et la liberté d’établissement.
Confiscation de biens russes
Aux Etats-Unis, dans l’UE – et aussi en Suisse – on discute maintenant de la manière dont on pourrait confisquer les avoirs russes bloqués.
En Suisse, il n’existe aucune base juridique pour confisquer les avoirs russes. Cela n’empêche pas les politiciens et les médias de discuter de la possibilité d’introduire simplement une base juridique – post factum.
Le fait de ne serait-ce qu’envisager une base juridique a posteriori fait, à mon avis, définitivement de la Suisse une république bananière.
Une référence aux temps les plus sombres se justifie ici:
Une base juridique ne vaut rien en soi. La première base juridique qui a donné à Adolf Hitler un pouvoir illimité a été promulguée le 24 mars 1933, la loi dite d’habilitation. Certes juridiquement correcte, mais avec des conséquences dont nous nous souvenons avec effroi.
L’ensemble des génocides des juifs (6 millions) et de la population civile russe (16 millions) s’est déroulé «légalement» sous cette conception du droit. Une base juridique en soi ne vaut donc rien, surtout lorsqu’elle est établie post factum.
Les conséquences sont déjà là
En Suisse, les politiciens et les médias soulignent presque quotidiennement que le comportement de la Suisse est compatible avec la neutralité.
Cela témoigne d’une arrogance et d’une étroitesse d’esprit remarquables. Le fait que la Suisse soit neutre et sûre sur le plan juridique ne peut pas être affirmé et argumenté de l'intérieure de la Suisse; le fait que la politique et les médias en parlent tant est un indice qu’ils savent pertinemment qu’il s’agit d’un bavardage qui ne mène à rien. Un exemple:
«Roger Federer n’a pas non plus affirmé qu’il était le plus grand joueur de tennis de tous les temps – il l’était.»
Le seul élément important est de savoir si la Suisse est considérée comme neutre par l’extérieur. C’est l’étranger qui fait confiance ou non à la Suisse en tant que partenaire de négociation neutre. C’est la communauté internationale et les parties au conflit qui décident si elles veulent faire appel aux bons services de la Suisse en tant que médiateur.
Ce sont les parties internationales à des accords privés qui décident d’organiser des négociations d’arbitrage en Suisse. Ce sont des étrangers qui décident de confier leur fortune aux banques suisses, car ils font confiance à la sécurité juridique – ou pas.
Quand on parle avec des défenseurs de la politique de sanctions, qui fait à mon avis de la Suisse un belligérant, on entend même dire que l’on n’a pas besoin des Russes.
«Les dommages pour la Suisse seront apocalyptiques»
Cette déclaration n’a d’égale que son arrogance et son étroitesse d’esprit: ces personnes n’ont pas la capacité de juger ce qu’est l’étranger: l’étranger n’est pas l’UE, les Etats-Unis, le Japon et l’Australie; le reste du monde, qui ne soutient pas la politique de sanctions de l’Occident global, pèse plus de 80% de la population mondiale.
Un bon ami à moi – un avocat fiscaliste thaïlandais – n’arrivait pas à croire que la Suisse, pays neutre, impose des sanctions à la Russie: il ne conseillera plus à ses gros clients d’Asie et du Proche-Orient de conserver leurs avoirs en Suisse.
Les grandes entreprises et les riches Chinois et Indiens réfléchiront très sérieusement avant de faire ou non des affaires avec la Suisse à l’avenir: les dommages pour la Suisse seront apocalyptiques.
Le fait que les bons offices de la Suisse ne soient déjà plus sollicités est un fait: les premières négociations de paix – qui ont échoué – en mars 2022 n’ont pas eu lieu à Genève, mais à Istanbul.
La conférence de Lugano sur la reconstruction de l’Ukraine des 4 et 5 juin 2022 a été un échec total – personne de renom n’y a participé.
Le «cosmopolite» ministre suisse des Affaires étrangères Ignazio Cassis, qui avait réprimandé les Chinois lors de la première réunion du Conseil de sécurité à New York, a lancé un ballon d’essai en février en proposant à la Suisse de servir de médiateur entre la Russie et l’Ukraine à Genève.
La réponse de Moscou ne s’est pas fait attendre. La porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zahkarova, s’est exprimée brièvement et clairement comme suit:
«La Suisse, qui s’est associée aux sanctions unilatérales illégales antirusses de l’Occident, n’est plus, à notre sens, un Etat neutre et ne peut
prétendre à un rôle de médiateur dans la résolution de la crise ukrainienne.» (Maria Zahkarova, 23 février 2023)
Résultat
Ce que les politiciens suisses affirment concernant la neutralité et la sécurité juridique suisses n’a donc absolument aucune importance – c’est le monde qui décide, pas la Suisse.
Dernière chance
Tout n’est pas encore perdu. La Constitution fédérale suisse permet à chaque Suisse de lancer ce que l’on appelle une «Initiative populaire fédérale».
Un groupe de Suisses qui, à mon avis, évaluent correctement le danger que représente pour la Suisse l'action irréfléchie et arrogante de nos politiciens, a lancé une telle initiative populaire. C’est grâce à la démocratie directe de la Suisse que l’Initiative populaire fédérale «Sauvegarder la neutralité suisse» a été rendue possible.
«Au fil des siècles, le peuple suisse a prouvé à maintes reprises qu’il était plus sage que ses politiciens.»
L’initiative a été lancée le 8 novembre 2022 et doit recueillir les signatures de 100 000 citoyennes et citoyens d’ici le 8 mai 2024 pour qu’une votation populaire puisse avoir lieu. Si l’initiative est acceptée par la majorité du peuple et des cantons, la Constitution fédérale suisse est dotée d'un nouvel article dont la teneur est la suivante:
Art. 54a Neutralité suisse
1 La Suisse est neutre. Sa neutralité est perpétuelle et armée.
2 La Suisse n’adhère à aucune alliance militaire ou défensive. Est réservée la coopération avec une telle alliance en cas d’attaque militaire directe contre la Suisse ou en cas d’actes préparatoires à une telle attaque.
3 La Suisse ne participe pas aux conflits militaires entre Etats tiers et elle ne prend pas non plus de mesures coercitives non militaires contre un Etat belligérant. Sont réservées ses obligations envers l’Organisation des Nations Unies (ONU) et les mesures visant à éviter le contournement des mesures coercitives non militaires prises par d’autres Etats.
4 La Suisse fait usage de sa neutralité perpétuelle pour prévenir et résoudre les conflits, et elle met à disposition ses services en qualité de médiatrice.
De nombreux politiciens et médias suisses combattent l’initiative. Néanmoins, tout n’est pas déjà perdu, mais même en cas d’acceptation de l’initiative, la Suisse aura perdu beaucoup de crédibilité. J’appelle tous les Suisses – y compris les Suisses de l’étranger – à signer cette initiative, car le peuple suisse a prouvé à maintes reprises au cours des siècles qu’il était plus sage que ses politiciens.
* Peter Hänseler, né en 1964, a étudié le droit (lic. iur.) et le droit économique (Dr. iur.) à l'Université de Zurich. Après avoir obtenu son brevet d'avocat dans le canton de Zurich, il a suivi un master en droit américain (LL.M.) à l'Université de Georgetown (Washington, D.C.). Il parle allemand, anglais et russe et vit à Moscou pour des raisons privées et culturelles. Sur son blog, il traite de sujets géopolitiques et géoéconomiques. |
Source: https://voicefromrussia.ch/die-schweiz-ist-in-gefahr/
(Traduction «Point de vue Suisse»)