Suisse
L'oie de Noël bruxelloise est à la recherche d'argent
Certains Européens s'avèrent être stupides et riches
par Ralph Bosshard*
(14 avril 2025) L'arrivée de la nouvelle administration américaine à Munich et à Bruxelles, l'altercation entre le président américain Donald Trump et Volodymyr Zelensky à la Maison Blanche, ainsi que l'offensive spectaculaire de l'armée russe dans la région de Koursk ont provoqué des ondes de choc à travers l'Europe et des réactions qui s’apparentent presque à de la panique. La prise de conscience tardive que le conflit entre la Russie et l'Ukraine ne peut être résolu par des moyens militaires devrait en fait nous obliger à revoir notre façon de penser. Certains transatlantistes vont devoir faire face à un tournant difficile et certains ont déjà fait savoir qu'ils n'étaient pas prêts à le faire.

nachdenkseiten.de)
Aujourd'hui, la Suisse est confrontée à la question du réarmement de l'armée suisse dans le contexte de la situation géopolitique actuelle. Cette discussion doit être considérée avant tout comme un combat de boxe fantôme, dont le but est de faire pression sur les responsables politiques pour qu'ils débloquent plus d'argent pour l'armée. Même après le succès retentissant de l'armée russe dans l'arc frontal de Koursk et l'expansion imminente des forces armées russes, qui pourraient atteindre 2,5 millions d'hommes dans les années à venir, la Suisse ne semble toujours pas menacée par la Russie sur le plan militaire. Il est également difficile d'imaginer que le siège de l'état-major général, situé dans le district Arbat au centre de Moscou, considère la Suisse comme une menace. Mais ces dernières années, ni la politique ni la presse n'ont présenté d'autres ennemis que la Russie.
Le rapport annuel des services de renseignement de la Confédération de l’année 2024, élaboré en coopération avec le service de renseignement militaire, ne mentionne pas la possibilité d'une attaque militaire de la Russie contre la Suisse.1
A la lumière des projets d'acquisition militaire de ces dernières années, l'opinion de la gauche politique en Suisse, qui doute que la Suisse soit en mesure de dépenser judicieusement des fonds supplémentaires pour l'armement, est tout à fait justifiée. La menace actuelle est basée sur une chimère. Elle pourrait bientôt se calmer. Il convient donc de s'interroger sur le bien-fondé des achats effectués dans la précipitation sur le marché de l'armement.

solide pour l'avenir de la Suisse. (Photo mad)
Mais même si l'on peut reconnaître un sens au réarmement de la Suisse, la question se pose de savoir comment elle peut préserver sa neutralité tout en renforçant sa puissance militaire. Espérons que les dirigeants politiques suisses ont tiré les leçons des trois dernières années et compris que les projets d'acquisition de l'armée suisse sont la dernière priorité des entreprises d'armement en Europe occidentale et aux Etats-Unis et qu'en cas de déclenchement d'une guerre en Europe, le réarmement de l'armée suisse échouera dans l’ensemble, car tous les autres clients seront servis en premier.2
Il est possible qu'à l'avenir, la Suisse doive envisager de se fournir en dehors de l'Europe pour ses nouvelles acquisitions, car le déclenchement d'une guerre mondiale est considéré comme beaucoup moins probable qu'une guerre régionale en Europe. Mais il est bien sûr toujours intéressant de conclure des affaires en contrepartie de contrats d'armement qui se chiffrent en milliards, et le meilleur moyen d'y parvenir est de traiter avec les voisins européens de la Suisse.
Des guerres de l'OTAN financées par la Suisse?
Avant d'entrer dans les débats sur l'augmentation des dépenses militaires de la Suisse, qui devraient atteindre entre 3 et 5% du PIB, comme l'a récemment proposé le politicien allemand Roderich Kiesewetter,3 il convient de se demander ce que cela signifierait: cela représenterait des montants de près de 40 milliards de francs, soit près de la moitié du budget fédéral actuel. Les dépenses de la Confédération pour l'armée augmenteront en moyenne de 4,5% d'ici la fin de la planification financière actuelle, principalement en raison de l'augmentation prévue des dépenses d'armement.4
L'idée de Roderich Kiesewetter et de ses collègues transatlantiques est probablement que les Suisses dépensent ces sommes principalement pour acheter des armes à leur pays, et notamment des armes qui n'ont pas été efficaces en Ukraine au cours des trois dernières années.5 En outre, l'augmentation des achats d'armement risque de priver l'armée suisse des fonds nécessaires à la formation des soldats, ce qui conduirait de facto à la mise hors service de ces équipements.
M. Kiesewetter n'a tout simplement pas eu suffisamment de culot pour proposer à la Suisse de verser 30 milliards de francs par an à fonds perdu à l'OTAN pour qu'elle puisse continuer à financer ses guerres dans le monde et la corruption en Ukraine. Au lieu de cela, M. Kiesewetter propose simplement un subventionnement croisé par le biais d'achats d'armements.
On pourrait penser que les Suisses sont capables de juger par eux-mêmes des questions relatives à leur sécurité nationale. Pourquoi M. Kiesewetter, qui aurait eu l’opportunité de participer au développement de la stratégie de sécurité nationale de l'Allemagne en 2023 et qui a laissé passer cette occasion, croit-il devoir donner des leçons aux autres?6
Les armes suisses vont-elles changer la donne? Pas vraiment!
Dans l'espoir de redynamiser la politique fédérale, les plus fervents partisans du transatlantisme ont commencé à faire pression sur les fournisseurs suisses de l'industrie européenne, en les menaçant notamment de ne plus prendre en compte les entreprises suisses si notre pays créait des obstacles à la réexportation de systèmes d'armes contenant des composants suisses. La munition de 35 mm pour les canons antiaériens est toujours citée en exemple.7
Mais ce raisonnement est peu pertinent, ne serait-ce que parce que la Suisse ne serait de toute façon pas en mesure de couvrir les besoins en munitions et en pièces de rechange, qui augmenteraient considérablement en cas de guerre. Bien entendu, l'industrie suisse aimerait se tailler une part du gâteau de 800 milliards d'euros que représente le marché européen de l'armement. En principe, la Suisse n'est pas un site approprié pour la production d'armements, et pas seulement en raison de la législation restrictive en matière d'exportation d'armes.
Il n'est donc pas étonnant que la Suisse ne possède pas d'industrie de l'armement digne de ce nom. L'année dernière, la part de la production d'armement dans l'ensemble de la production économique de la Suisse n'était que d'un peu plus de 1 pour mille et elle ne représente que 0,6% de la production industrielle totale du pays.8 Affirmer que sans les livraisons suisses, l'Ukraine perdrait la guerre contre la Russie est de la pure démagogie.
La Suisse ne peut pas assurer la production d'armes et d'équipements pour sa propre armée sur son propre territoire, car ses besoins sont trop faibles. Elle n'est pas non plus en mesure d'apparaître sur le marché international de l'armement en tant que fournisseur de systèmes d'armes éprouvés, car ses équipements n'ont pratiquement jamais été ou ne sont jamais utilisés au combat. C'est ce qui est arrivé aux Suisses avec le char 68, par exemple, et plus récemment avec le fusil d'assaut 90, qui est tout à fait comparable à d'autres modèles occidentaux.9
De plus, la législation suisse en matière d'exportation d'armements est très stricte. Les Suisses seraient bien avisés de s'abstenir de tout ce qui pourrait les faire passer pour des profiteurs de guerre, pour un pays qui profite des guerres et du malheur d'autres pays depuis une position sûre.
L'Europe: une oie de Noël stupide et grasse
Compte tenu des tensions géopolitiques actuelles, la Suisse n'a aucune raison de renoncer à sa neutralité, car elle dispose d'autres moyens pour assurer sa propre sécurité sans dépendre de blocs militaires. Cela remet en question l'existence même de l'OTAN et agace tellement Bruxelles qu'il lui faut absolument amener la Suisse à se ranger de son côté.
La meilleure façon pour la Suisse de garantir sa sécurité est de ne pas se laisser entraîner par les impérialistes en herbe de son voisinage à participer à des guerres qui ne sont pas les siennes.
Pour le bien de la Crimée, l'Ukraine voulait entraîner le monde dans une guerre contre la Russie. Aujourd'hui, les Européens de l'Ouest constatent avec consternation que les Etats-Unis ne sont plus disposés à les aider ou à financer la mise en œuvre de leurs ambitions géopolitiques.
C'est la raison de la panique qui s'empare actuellement de l'Europe de l'Ouest, où certains dirigeants politiques commencent à comprendre, avec un certain retard certes, que l'idée de résoudre le conflit ukrainien sur le champ de bataille n'était pas réalisable et que l'on ne sera plus écouté sur l'une des questions les plus importantes de la politique mondiale actuelle.
En dehors de l'Europe, certains ont compris depuis longtemps que même l'appartenance à l'alliance militaire la plus puissante du monde sur le papier ne garantit pas la sécurité militaire. Au cours des dix dernières années, l'Europe politique a manqué l'occasion de prendre des initiatives constructives pour résoudre un conflit qui pourrait se répéter sous une forme similaire dans de nombreux autres endroits du continent eurasien, en s'appuyant sur une position militaire sécurisée. Les Européens se sont montrés stupides et riches – une proie idéale que l'on peut maintenant vider comme une oie de Noël.
* Ralph Bosshard, lieutenant-colonel à la retraite, était officier de carrière dans l'armée suisse. Il a notamment été instructeur à l'Ecole d'état-major général et chef de la planification des opérations au sein de l'état-major de conduite de l'armée. Après avoir suivi une formation à l'Académie d'état-major général de l'armée russe à Moscou, il a été conseiller militaire spécial du représentant permanent de la Suisse auprès de l'OSCE, responsable de la planification au sein de la Mission spéciale d'observation en Ukraine et officier des opérations au sein du Groupe de planification de haut niveau de l'OSCE. Dans le civil, Ralph Bosshard est historien (maîtrise, Université de Zurich). Voir aussi: Ralph Bosshard, La neutralité armée et l’Armée suisse, «Point de vue Suisse». |
Source: https://globalbridge.ch/die-bruesseler-weihnachtsgans-sucht-geld/, 21 mars 2025
(Traduction «Point de vue Suisse»)
1 Voir «Sécurité Suisse 2024»: Le Service de renseignement de la Confédération publie son nouveau rapport de situation, Berne, 22 octobre 2024, disponible en ligne sur https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-102858.html
2 Le retard dans la livraison des missiles anti-aérien «Patriot» à la Suisse a suscité un débat l'année dernière. Voir à ce sujet «‹Verzögerte Rüstungslieferungen›. Von ‹Ukraine first› ist auch die Schweiz betroffen», in Tages Anzeiger, 21 juin 2024, en ligne sur https://www.tagesanzeiger.ch/ukraine-first-usa-verzoegern-ruestungslieferungen-an-andere-laender-211818547689.
3 Voir «Kritik aus dem Norden: Deutschland hat genug von der Schweizer Mini-Aufrüstung», chez Watson, 9 mars 2025, en ligne sur https://www.watson.ch/schweiz/international/552481553-die-schweiz-ruestet-zu-wenig-auf-sagen-die-deutschen.
Cf. également Simone Brunner, Matthias Daum et Sarah Jäggi: Zwei Löcher im Donut, dans ZEIT online n° 11/2025, 12 mars 2025, en ligne sur https://www.zeit.de/2025/11/militaer-oesterreich-schweiz-verteidigungsfaehigkeit-europa. Avec les 4 brigades terrestres actuellement actives de l'Armée fédérale autrichienne, on ne peut guère parler de faiblesse militaire par rapport aux pays voisins. Voir «Organisation» sur la page d'accueil de l'ÖBH, en ligne à l'adresse https://www.bundesheer.at/unser-heer/organisation.
Il en va de même pour la Suisse avec ses 3 brigades mécanisées et ses 4 divisions territoriales, qui ont de facto la force d'une brigade.
4. Voir «Dépenses» sur le site de l'Administration fédérale des finances (AFF), en ligne à l'adress https://www.efv.admin.ch/efv/fr/home/finanzberichterstattung/bundeshaushalt_ueb/ausgaben.html et «Le budget fédéral en bref, budget 2025», disponible en format PDF à la même adresse.
5. Patrick Zwerger: «Alte F-16 ohne Chance gegen Russlands Su-35S?» (Les vieux F-16 n'ont-ils aucune chance contre les Su-35S russes?) dans Flug Revue, 14 mars 2025, en ligne sur https://www.flugrevue.de/militaer/ukrainische-luftwaffe-ernuechtert-alte-f-16-ohne-chance-gegen-russlands-su-35s/.
6 Le 19 juin 2023, lors de l'audition publique du Bundestag allemand, l'auteur s'est exprimé sans équivoque sur ce document stratégique en recommandant son rejet par le gouvernement fédéral. Voir le site Internet du Bundestag allemand: «Auswärtiges, Nationale Sicherheitsstrategie stößt auf geteiltes Echo», 19 juin 2023, en ligne sur
https://www.bundestag.de/dokumente/textarchiv/2023/kw25-pa-auswaertiges-sicherheitsstrategie-952500, y compris la vidéo à partir de la minute 1 h 40′ et suivantes.
7 Voir par exemple Saya Bausch, Christian Rensch: «Wie wichtig ist die Schweizer Munition für den Gepard-Panzer?», sur SRF News, 28 avril 2022, en ligne sur
https://www.srf.ch/news/schweiz/waffenlieferungen-im-krieg-wie-wichtig-ist-die-schweizer-munition-fuer-den-gepard-panzer
8 Voir «Die volkswirtschaftliche Bedeutung der Schweizer Rüstungsindustrie Studie im Auftrag des Staatssekretariats für Wirtschaft SECO Basel, September 2021», édité par BAK Economics AG, en ligne sur https://www.newsd.admin.ch/newsd/message/attachments/70745.pdf.
9 L'industrie suisse de l'armement n'a pas réussi à corriger les nombreuses lacunes du char 68 avant qu'une nouvelle génération de chars, plus performants que le char 68, dont la conception datait du début des années 1960, ne soit disponible sur le marché de l'armement. Ces défauts étaient apparus lors des exercices de l'armée suisse. Voir «Mängel am Panzer 68; Bericht des Ausschusses über seine Abklärungen sowie Schlussfolgerungen der Militärkommission des Nationalrates vom 17. September 1979» en ligne sur https://www.amtsdruckschriften.bar.admin.ch/viewOrigDoc.do?id=10047830.
Le fusil d'assaut 90 de la Schweizerische Industrie-Gesellschaft {SIG), très précis en comparaison internationale et très avantageux en termes de maniabilité, n'a été acheté en dehors de la Suisse qu'en petites quantités par les forces spéciales d'Allemagne, de France, des Etats-Unis, d'Inde et d'Egypte, ainsi que par la marine d'Arabie saoudite.