Pourquoi l'intervention de la Russie en Ukraine est légale au regard du droit international
par Daniel Kovalik,* Etats-Unis
(30 mai 2022) Dans le cas de l'intervention militaire de la Russie dans son pays voisin, on peut affirmer que Moscou a exercé son droit à la légitime défense, car le conflit avec l'Ukraine n'a pas seulement éclaté le 24 février dernier.
Pendant de nombreuses années, j'ai étudié et beaucoup réfléchi à l'interdiction de la guerre d'agression formulée dans la Charte des Nations Unies. Personne ne peut sérieusement douter que l'objectif premier de ce document – rédigé et approuvé au lendemain des atrocités de la Seconde Guerre mondiale – était et reste de prévenir la guerre et de «maintenir la paix et la sécurité internationales», une phrase répétée tout au long du document.
Comme l'ont conclu à juste titre les juges de Nuremberg,1 «déclencher une guerre d'agression [...] n'est pas seulement un crime international; c'est le crime international suprême qui ne diffère des autres crimes de guerre qu'en ce qu'il contient en lui-même le mal accumulé de l'ensemble». Autrement dit, la guerre est le crime suprême parce que tous les maux que nous abhorrons tant – génocide, crimes contre l'humanité, etc. – sont les fruits terribles de l'arbre de la guerre.
A la lumière de ce qui précède, j'ai passé toute ma vie d'adulte à m'opposer à la guerre et à l'intervention étrangère. Bien sûr, en tant qu'Américain, j'ai eu amplement l'occasion de le faire étant donné que les Etats-Unis sont, comme l'a déclaré Martin Luther King, «le plus grand pourvoyeur de violence au monde». De même, Jimmy Carter a récemment déclaré2 que les Etats-Unis sont «la nation la plus belliqueuse de l'histoire du monde». C'est manifestement vrai, bien sûr. Au cours de ma seule vie, les Etats-Unis ont mené des guerres d’agression non provoquées contre des pays comme le Vietnam, la Grenade, le Panama, l'ex-Yougoslavie, l'Irak (deux fois), l'Afghanistan, la Libye et la Somalie. Et c'est sans compter les nombreuses guerres par procuration que les Etats-Unis ont menées via des substituts (par exemple, par le biais des Contras au Nicaragua, de divers groupes djihadistes en Syrie et de l'Arabie saoudite et des Emirats arabes unis dans la guerre actuelle contre le Yémen).
En effet, à travers ces guerres, les Etats-Unis ont fait plus, et ce intentionnellement, que n'importe quelle nation sur terre pour saper les piliers juridiques interdisant la guerre. C'est en réaction à cela, et avec le désir volontaire d'essayer de sauver ce qui reste des interdictions légales de la Charte des Nations Unies contre la guerre agressive, qu'un certain nombre de nations, dont la Russie et la Chine, ont fondé le «Groupe des Amis pour la Défense de la Charte des Nations Unies».3
En bref, pour les Etats-Unis, se plaindre de l'invasion de l'Ukraine par la Russie comme d'une violation du droit international, c'est, au mieux, l'hôpital qui se moque de la charité. Néanmoins, le fait que les Etats-Unis soient si manifestement hypocrites à cet égard ne signifie pas nécessairement que Washington a automatiquement tort. En fin de compte, nous devons analyser la conduite de la Russie sur ses propres mérites.
Il faut commencer cette discussion en acceptant le fait qu'il y avait déjà une guerre en Ukraine pendant les huit années précédant l'incursion militaire russe en février 2022. Et cette guerre menée par le gouvernement de Kiev contre les populations russophones du Donbass – une guerre qui a coûté la vie à environ 14 000 personnes, dont de nombreux enfants, et qui a déplacé environ 1,5 million d'autres personnes avant même l'opération militaire russe – a sans doute été génocidaire. En effet, le gouvernement de Kiev, et en particulier ses bataillons néo-nazis, ont mené des attaques contre ces populations dans l'intention de détruire, au moins en partie, les Russes ethniques, précisément en raison de leur appartenance ethnique.
Bien que le gouvernement et les médias américains s'efforcent d'occulter ces faits, ils sont indéniables et ont été rapportés par la grande presse occidentale avant qu'il ne devienne gênant de le faire. Ainsi, un commentaire publié par Reuters4 en 2018 expose clairement comment les bataillons de néonazis ont été intégrés dans les forces militaires et policières ukrainiennes officielles, et sont donc des acteurs étatiques, ou du moins quasi-étatiques, dont le gouvernement ukrainien porte la responsabilité juridique. Comme l'indique l'article, il existe une trentaine de groupes d'extrême droite opérant en Ukraine, qui «ont été officiellement intégrés dans les forces armées ukrainiennes», et «les plus extrêmes de ces groupes promeuvent une idéologie intolérante et illibérale».
En d'autres termes, ils possèdent et promeuvent la haine envers les Russes ethniques, les Roms et les membres de la communauté LGBT, et ils expriment cette haine en attaquant, tuant et déplaçant ces populations. L'article cite le groupe occidental de défense des droits de l'homme Freedom House pour affirmer que «l'augmentation du discours patriotique soutenant l'Ukraine dans son conflit avec la Russie a coïncidé avec une augmentation apparente des discours de haine publics, parfois tenus par des fonctionnaires et amplifiés par les médias, ainsi que de la violence à l'égard de groupes vulnérables tels que la communauté LGBT». Et cela s'est accompagné de violences réelles. Par exemple, «Azov et d'autres milices ont attaqué des manifestations antifascistes, des réunions du conseil municipal, des médias, des expositions d'art, des étudiants étrangers et des Roms».
Comme le rapporte Newsweek,5 Amnesty International avait déjà signalé ces mêmes groupes haineux extrémistes et les activités violentes qui les accompagnent en 2014.
C'est ce type même de preuves – un discours de haine public combiné à des attaques systémiques à grande échelle contre les cibles du discours – qui a été utilisé pour condamner des individus pour génocide, par exemple dans l'affaire du génocide rwandais contre Jean-Paul Akayesu.
En outre, plus de 500 000 résidents de la région du Donbass6 en Ukraine sont également des citoyens russes. Bien que cette estimation ait été faite en avril 2021, après que le décret de Vladimir Poutine de 2019 ait simplifié le processus d'obtention de la citoyenneté russe pour les résidents des républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, cela signifie que les citoyens russes étaient soumis à des attaques racialisées par des groupes néonazis intégrés au gouvernement de l'Ukraine, et juste à la frontière de la Russie.
Et si la Russie n'était pas certaine des intentions du gouvernement ukrainien à l'égard des ethnies russes du Donbass, le gouvernement de Kiev a adopté en 2019 de nouvelles lois linguistiques qui indiquaient clairement que les russophones étaient au mieux des citoyens de seconde zone.
En effet, l'organisation Human Rights Watch (HRW), habituellement pro-occidentale, s'est alarmée de ces lois. Comme l'explique HRW dans un rapport7 du début de l'année 2022, qui n'a pratiquement pas été couvert par les médias occidentaux, le gouvernement de Kiev a adopté une loi qui «exige que les organes de presse écrite enregistrés en Ukraine publient en ukrainien. Les publications dans d'autres langues doivent également être accompagnées d'une version ukrainienne, équivalente en termes de contenu, de volume et de méthode d'impression. En outre, les lieux de distribution tels que les kiosques à journaux doivent avoir au moins la moitié de leur contenu en ukrainien.»
Et, selon HRW, «l'article 25, concernant les organes de presse écrite, prévoit des exceptions pour certaines langues minoritaires», l'anglais et les langues officielles de l'UE, mais pas pour le russe, la justification étant «le siècle d'oppression de l'ukrainien au profit du russe». Comme l'explique HRW, «la question de savoir si les garanties pour les langues minoritaires sont suffisantes suscite des inquiétudes». La Commission de Venise, le principal organe consultatif du Conseil de l'Europe sur les questions constitutionnelles, a déclaré que plusieurs articles de la loi, y compris l'article 25, «ne parvenaient pas à trouver un juste équilibre entre la promotion de la langue ukrainienne et la sauvegarde des droits linguistiques des minorités». Cette législation ne fait que souligner la volonté du gouvernement ukrainien de détruire la culture, voire l'existence même, des Russes ethniques en Ukraine.
De plus, comme l'Organisation pour la paix dans le monde l'a signalé en 2021,8 «selon le décret n° 117/2021 du Conseil ukrainien de sécurité nationale et de défense, l'Ukraine s'est engagée à mettre toutes les options sur la table pour reprendre le contrôle de la région de Crimée annexée par la Russie. Signé le 24 mars 2021, le président Zelensky a engagé le pays à poursuivre des stratégies qui prépareront et mettront en œuvre des mesures pour assurer ‹la désoccupation et la réintégration de la péninsule›.»
Etant donné que les habitants de la Crimée, dont la plupart sont des Russes ethniques, sont plutôt satisfaits de l'état actuel des choses sous la gouvernance russe – ceci, selon un rapport du Washington Post9 de 2020 –, la menace de Zelensky à cet égard n'était pas seulement une menace contre la Russie elle-même, mais aussi une menace de bain de sang potentiellement massif contre un peuple qui ne veut pas retourner en Ukraine.
Cette situation constitue un argument bien plus convaincant pour justifier l'intervention russe au titre de la doctrine de la Responsabilité de protéger (R2P), prônée par des «humanistes» occidentaux tels que Hillary Clinton, Samantha Power et Susan Rice, et qui a servi à justifier les interventions de l'OTAN dans des pays comme l'ex-Yougoslavie et la Libye. En outre, aucun des états impliqués dans ces interventions ne pouvait prétendre à la légitime défense. C'est particulièrement vrai pour les Etats-Unis, qui ont envoyé des forces à des milliers de kilomètres pour larguer des bombes sur des terres lointaines.
En effet, cela rappelle les mots du grand intellectuel palestinien, Edward Said, qui a déclaré il y a des années dans son ouvrage influent «Culture et impérialisme», qu'il est tout simplement injuste de tenter de comparer la construction d'un empire par la Russie à celle de l'Occident. Comme l'explique M. Said, «la Russie [...] a acquis ses territoires impériaux presque exclusivement par contiguïté. Contrairement à la Grande-Bretagne et à la France, qui ont franchi des milliers de kilomètres au-delà de leurs propres frontières pour atteindre d'autres continents, la Russie s'est mise à avaler n'importe quelle terre ou n'importe quel peuple se trouvant à proximité de ses frontières [...] mais dans le cas de l'Angleterre et de la France, la distance même des territoires attrayants appelait la projection d'intérêts lointains.» Cette observation s'applique doublement aux Etats-Unis.
Pourtant, il y a plus à considérer concernant les justifications revendiquées par la Russie pour son intervention. Ainsi, non seulement des groupes radicaux attaquent des Russes ethniques, y compris des citoyens russes, à sa frontière, mais ces groupes auraient été financés et entraînés par les Etats-Unis dans l'intention même de déstabiliser et de saper l'intégrité territoriale de la Russie elle-même.
Comme l'explique Yahoo News! dans un article10 paru en janvier 2022:
«La CIA supervise un programme secret de formation intensive aux Etats-Unis pour les forces d'opérations spéciales ukrainiennes d'élite et d'autres membres du personnel de renseignement, selon cinq anciens responsables du renseignement et de la sécurité nationale familiers avec cette initiative. Le programme, qui a débuté en 2015, est basé dans une installation non divulguée dans le sud des Etats-Unis, selon certains de ces responsables.
Le programme a impliqué ‹une formation très spécifique sur les compétences qui amélioreraient la capacité des Ukrainiens à repousser les Russes›, a déclaré l'ancien haut responsable du renseignement.
La formation, qui ‹comprenait des trucs tactiques, commencera à avoir un aspect très offensif si les Russes envahissent l'Ukraine›, a déclaré l'ancien fonctionnaire.
Une personne familière avec le programme l'a exprimé plus crûment. ‹Les Etats-Unis forment une insurrection›, a déclaré un ancien fonctionnaire de la CIA, ajoutant que le programme a appris aux Ukrainiens à tuer des Russes.» (Souligné par la rédaction.)
Pour lever tout doute sur le fait que la déstabilisation de la Russie elle-même a été l'objectif des Etats-Unis dans ces efforts, il convient d'examiner le rapport très révélateur de 201911 de la Rand Corporation – un entrepreneur de longue date dans le domaine de la défense, appelé à conseiller les Etats-Unis sur la manière de réaliser ses objectifs politiques. Dans ce rapport, intitulé «Overextending and Unbalancing Russia, Assessing the Impact of Cost-Imposing Options», l'une des nombreuses tactiques énumérées est de «fournir une aide létale à l'Ukraine» afin d'«exploiter le plus grand point de vulnérabilité externe de la Russie».
En bref, il ne fait aucun doute que la Russie a été menacée, et de manière assez profonde, par les efforts concrets de déstabilisation déployés par les Etats-Unis, l'OTAN et leurs substituts extrémistes en Ukraine. La Russie a été ainsi menacée pendant huit années complètes. Et la Russie a été témoin de ce que de tels efforts de déstabilisation ont signifié pour d'autres pays, de l'Irak à l'Afghanistan en passant par la Syrie et la Libye – c'est-à-dire l'anéantissement presque total du pays en tant qu'Etat-nation fonctionnel.
Il est difficile de concevoir un cas plus pressant de la nécessité d'agir pour la défense de la nation. Si la Charte des Nations Unies interdit les actes de guerre unilatéraux, elle prévoit également, à l'article 51, que «aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective». Et ce droit de légitime défense a été interprété12 pour permettre aux pays de répondre, non seulement aux attaques armées réelles, mais aussi à la menace d'une attaque imminente.
À la lumière de ce qui précède, j'estime que ce droit a été déclenché dans le cas présent, et que la Russie avait le droit d'agir dans le cadre de sa propre légitime défense en intervenant en Ukraine, qui était devenue un mandataire des Etats-Unis et de l'OTAN pour une attaque – non seulement contre les ethnies russes en Ukraine – mais aussi contre la Russie elle-même. Une conclusion contraire ne tiendrait tout simplement pas compte des terribles réalités auxquelles la Russie est confrontée.
* Daniel Kovalik est un avocat américain et un défenseur des droits de l'homme qui enseigne actuellement les droits de l'homme internationaux à la faculté de droit de l'Université de Pittsburgh. Il est diplômé de la faculté de droit de l'Université Columbia en 1993. Kovalik s'est engagé dans le domaine des droits de l'homme internationaux et de la justice sociale, principalement en Amérique latine. Il est l'auteur du récent ouvrage «No More War: How the West Violates International Law by Using ‹Humanitarian› Intervention to Advance Economic and Strategic Interests». |
Source: https://www.rt.com/russia/554166-international-law-military-operation-ukraine/, 23 avril 2022
(Traduction «Point de vue Suisse»)
3 https://media.un.org/en/asset/k1w/k1w1qatav5
4 https://www.reuters.com/article/us-cohen-ukraine-commentary-idUSKBN1GV2TY
5 https://www.newsweek.com/evidence-war-crimes-committed-ukrainian-nationalist-volunteers-grows-269604
7 https://www.hrw.org/news/2022/01/19/new-language-requirement-raises-concerns-ukraine
8 https://theowp.org/ukraine-declares-all-options-possible-even-war-to-retake-crimea-from-russia/
11 https://www.rand.org/pubs/research_briefs/RB10014.html
12 https://www.un.org/law/counsel/Bethlehem - Self-Defense Article.pdf