Une guerre que la Russie va gagner

M. K. Bhadrakumar (Photo mad)

Les Européens se sont bien fait avoir par les Américains

par M. K. Bhadrakumar,* Inde

(31 octobre 2022) Deux attaques terroristes massives ont échoué de manière spectaculaire et «une terrible beauté est née» dans la guerre en Ukraine. Ces deux attaques successives soigneusement planifiées – sur les gazoducs Nord Stream et le pont de Crimée – étaient destinées à porter un coup fatal à la Russie. Selon le président Vladimir Poutine, les personnes «qui veulent rompre pour de bon les liens entre la Russie et l'UE, afin d’affaiblir l'Europe» sont derrière les explosions des gazoducs Nord Stream. Il a désigné les Etats-Unis, l'Ukraine et la Pologne comme «bénéficiaires».

Mercredi dernier, le FSB, le service de renseignement intérieur russe, a identifié le chef du renseignement militaire ukrainien, Kyrylo Budanov, comme le cerveau de l'attaque en Crimée. Le «New York Times» et le «Washington Post» ont également pointé du doigt Kiev, citant des «sources». Si Nord Stream 1 a été paralysé, l'un des tubes de Nord Stream 2 est resté intacte. Poutine a déclaré la semaine dernière que le gazoduc pourrait être restauré et que la Russie pourrait livrer environ 27 milliards de mètres cubes de gaz. La balle est dans le camp de l'Union européenne, si elle le souhaite, nous ouvrons le robinet», a-t-il déclaré.

Mais c'est le silence qui règne à Bruxelles. C'est un moment profondément embarrassant pour l'UE. Le triomphalisme a disparu alors que l'Europe est menacée par des années de récession causées par le contrecoup des sanctions contre la Russie, les Etats-Unis ayant insisté pour que les liens énergétiques avec Moscou soient rompus. L'UE est maintenant devenue un marché captif pour Big Oil et doit acheter du gaz naturel liquéfié (GNL) aux Etats-Unis au prix demandé, qui est six à sept fois plus élevé que le prix intérieur aux Etats-Unis. (Le prix contractuel de l'approvisionnement russe à long terme pour l'Allemagne était d'environ 280 dollars pour 1000 mètres cubes, alors que le prix actuel du marché oscille autour de 2000 dollars).

En résumé, les Européens se sont bien fait avoir par les Américains. L'Inde devrait prendre à cœur les prétentions des Etats-Unis. En réalité, l'administration Biden a créé une crise énergétique artificielle dont le but réel est de profiter de la guerre.

L'attaque du pont de Crimée du 8 octobre est beaucoup plus grave. Zelensky a franchi une ligne rouge contre laquelle Moscou l'avait mis en garde à plusieurs reprises. Poutine a révélé qu'il y avait également eu trois attaques terroristes contre la centrale nucléaire de Koursk. Les Russes ne se contenteront de rien de moins que l'éviction du régime de Zelensky.

Les représailles de la Russie contre les «infrastructures critiques» de l'Ukraine, dont Moscou s'est abstenu jusqu'à présent, ont de graves implications. Depuis le 9 octobre, la Russie a commencé à cibler systématiquement le système électrique et les chemins de fer ukrainiens. Le célèbre expert militaire russe Vladislav Shurygin a déclaré à «Izvestia» que si ce rythme était maintenu pendant une semaine environ, il «perturberait toute la logistique de l'armée ukrainienne – le système de transport du personnel, de l'équipement militaire, des munitions, des marchandises connexes, ainsi que le fonctionnement des usines militaires et de réparation».

Les Américains sont enfermés dans le monde surréaliste de leur récit égocentrique selon lequel la Russie a «perdu» la guerre. Dans le monde réel, cependant, Ivan Tertel, chef du KGB en Biélorussie, qui a une vue de l'intérieur de Moscou, a déclaré mardi dernier qu'avec l'augmentation des effectifs de la Russie dans la zone de guerre – 300 000 soldats mobilisés plus 70 000 volontaires – et le déploiement d'un armement avancé, «l'opération militaire va entrer dans une phase clé. Selon nos estimations, un tournant se produira entre novembre de cette année et février de l'année prochaine».

Les décideurs et les stratèges de Delhi devraient prendre bonne note de ce calendrier. L'essentiel est que la Russie recherche une victoire totale et ne se contentera de rien d'autre qu'un gouvernement amical à Kiev. Les politiciens occidentaux, y compris Biden, comprennent que rien n'arrête les Russes à présent. La réserve d'armes des Etats-Unis est en train de se tarir alors que Kiev en demande toujours plus.

Lorsqu'on lui a demandé s'il allait rencontrer Biden au G20 de Bali, Poutine a répondu avec dérision vendredi: «Il faut lui demander (à Biden) s'il est prêt ou non à mener de telles négociations avec moi. Pour être honnête, je n'en vois globalement pas la nécessité. Il n'y a pas de base pour des négociations pour l'instant».

Cependant, Washington n'a pas encore jeté l'éponge et l'administration Biden reste obsédée par l'idée d'épuiser l'armée russe – même au prix de la destruction de l'Ukraine. Et, pour les Russes aussi, il y a encore beaucoup à faire sur le champ de bataille: les populations russes opprimées d'Odessa (qui a subi des atrocités indicibles de la part des néonazis), de Mykolaiv, de Zaporizhya, de Dnipropetrovsk, de Kharkov attendent la «libération». C'est une question très sensible pour la Russie. Encore une fois, le programme global de «démilitarisation» et de «dénazification» de l'Ukraine doit être mené jusqu'à sa conclusion logique.

Lorsque tout cela sera terminé, Poutine sait parfaitement que Biden ne voudra plus le rencontrer. Le Premier ministre hongrois Viktor Orban a déclaré la semaine dernière: «Quiconque croit sérieusement que la guerre peut être terminée par des négociations russo-ukrainiennes vit dans un autre monde. La réalité est différente. En réalité, ces questions ne peuvent être discutées qu'entre Washington et Moscou. Aujourd'hui, l'Ukraine n'est capable de se battre que parce qu'elle reçoit une aide militaire des Etats-Unis ...

En même temps, je ne vois pas le président Biden comme la personne qui conviendrait vraiment à des négociations aussi sérieuses. Le président Biden est allé trop loin. Il suffit de rappeler ses déclarations faites concernant le président russe Poutine.»

L'Inde doit s'attendre à la défaite des Etats-Unis et de l'OTAN, qui achèvera la transition vers un ordre mondial multipolaire. Malheureusement, les élites indiennes ne se sont pas encore débarrassées de leur «situation unipolaire». L'Europe, y compris la Grande-Bretagne, est dévastée et le mécontentement à l'égard du «leadership transatlantique» des Etats-Unis est palpable. La stratégie indopacifique est désespérément à la dérive. De nouveaux centres de pouvoir émergent dans le voisinage étendu de l'Inde, comme le montre la rebuffade de l'OPEP envers Washington. Un ajustement profond est nécessaire dans le calcul stratégique de l'Inde.

* M. K. Bhadrakumar a travaillé pendant trois décennies comme diplomate de carrière au service du ministère indien des Affaires étrangères. Il a été, entre autre, ambassadeur en Union soviétique, au Pakistan, en Iran, en Afghanistan ainsi qu’en Corée du Sud, au Sri Lanka, en Allemagne et en Turquie. Ses articles traitent principalement de la politique étrangère indienne et des événements au Moyen-Orient, en Eurasie, en Asie centrale, en Asie du Sud et en Asie pacifique. Son blog s’appelle «Indian Punchline».

Source: https://www.tribuneindia.com/news/comment/a-war-russia-set-to-win-441926, 19 octobre 2022

(Traduction «Point de vue Suisse»)

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