Raisons pour lesquelles les Etats-Unis ont gaspillé sans succès des milliards en Afghanistan

par Urs P. Gasche*

(24 janvier 2025) Le lobby de la guerre a fait miroiter des succès aux présidents et au Congrès afin que les entreprises d'armement et d'aide puissent en tirer profit sur la durée.

Urs P. Gasche
(Photo infosperber)

Les vingt années de guerre de l'OTAN contre les «terroristes» en Afghanistan ont coûté la vie à plus de 170 000 personnes.1 Les dépenses ont largement dépassé un billion de dollars.2 A cela s'ajoute encore au moins un billion de dollars dépensés par environ 70 Etats, organisations internationales et des milliers d'organisations humanitaires pour l'«aide au développement» en Afghanistan.

John F. Sopko, l'inspecteur spécial américain de longue date pour la reconstruction de l'Afghanistan, a résumé dans le «New York Times»3 les raisons pour lesquelles les gouvernants n'ont pas vu venir le désastre pendant si longtemps. Il s'agissait d'argent et de contrats, et encore d'argent et de contrats.

Sopko prévoit de publier un rapport final cette année encore. Il doit répondre aux questions suivantes: pourquoi tant de hauts fonctionnaires ont-ils dit au Congrès et au public, année après année, que le succès était à portée de main, alors qu'ils savaient que ce n’était pas le cas. Pendant deux décennies, des fonctionnaires ont affirmé que la poursuite de la mission en Afghanistan était cruciale pour les intérêts nationaux. Ce sont les deux présidents Donald Trump et Joe Biden qui ont finalement conclu que ce n'était pas le cas.

Des soldats allemands en Afghanistan

Depuis 2001 déjà, des centaines de soldats allemands étaient également engagés en Afghanistan dans le cadre de l'OTAN. Gerhard Schröder, le chancelier SPD de l'époque,  a déclaré:

«Seule la guerre permet de se rapprocher de la paix en Afghanistan. [...] La violence légitimée et motivée par des considérations pseudo-religieuses doit être mise en échec par une contre-violence légitimée démocratiquement4 Le ministre des Affaires étrangères Joschka Fischer (Verts) a ajouté: «Il y a maintenant une grande opportunité de mettre durablement fin à cette guerre et à cette guerre civile.» Un an plus tard, le ministre de la Défense SPD Peter Struck a doublé la mise en ajoutant: «J'ai dit que notre sécurité est défendue dans l'Hindou Kusch5

«Incitation perverse à dépenser de l'argent»

En tant qu'inspecteur spécial pour la reconstruction de l'Afghanistan, John F. Sopko et ses collaborateurs ont examiné et étudié depuis 2012 les programmes et les dépenses américaines pour la reconstruction de l'Afghanistan à la demande du Congrès américain. Le Congrès et la nouvelle administration Trump doivent actuellement tirer les leçons des erreurs commises en Afghanistan afin d'éviter un désastre similaire en Ukraine, dans la bande de Gaza ou en Syrie.

Officiellement, les Etats-Unis voulaient faire en sorte que l'Afghanistan ne soit plus un refuge pour les terroristes et que le peuple afghan ait un meilleur avenir. L'Etat théocratique et tribal devait être transformé en une démocratie libérale moderne.

Mais en réalité, le «succès» pendant la guerre a été mesuré à l'aune de l'argent dépensé pour les programmes et les projets, rapporte Sopko. En raison d'«incitations perverses », les cadres militaires et civils se sont vus contraints de présenter les missions, le nombre de missions, les programmes et les projets comme des réussites afin d'obtenir des promotions et un salaire plus élevé.

Les dirigeants avaient intérêt à signaler et à mettre en avant les informations positives et à minimiser les échecs: «Finalement, les échecs ne conduisaient pas à des promotions.»

Les entrepreneurs privés travaillant pour l'armée ou les autorités civiles avaient également intérêt à présenter leurs activités sous un jour aussi positif que possible, afin de ne pas perdre des contrats de plusieurs millions. Le montant des dépenses est devenu un critère de réussite. Sopko cite deux exemples:

  • «Un général nous a raconté qu'il était confronté à un défi: comment dépenser le milliard de dollars restant de son budget annuel en un peu plus d'un mois? Rendre l'argent n'était pas une option.»
  • «Un autre fonctionnaire avec qui nous avons parlé ne voulait pas annuler un projet de construction de plusieurs millions de dollars, bien que les commandants de terrain ne le voulaient pas. Car les fonds devaient être dépensés. Le bâtiment n'a jamais été utilisé.»

Confier la sécurité aux Afghans était une illusion

Après treize ans de guerre, les forces américaines ont commencé en 2014 à déployer des militaires afghans préalablement formés pour garantir la sécurité. Les généraux et les fonctionnaires américains ont fait savoir avec optimisme que les forces afghanes combattaient désormais efficacement les talibans et que la corruption et les violations des droits de l'homme avaient été endiguées. Ils ont également affirmé que les élections en Afghanistan s’étaient déroulées de manière démocratique et équitable.

Sur la base de tels récits, le Congrès américain était prêt à continuer à investir des milliards dans la guerre et la reconstruction.

Cependant, selon Sopko, toutes les sonnettes d'alarme auraient dû être tirées au plus tard en 2015 à Kunduz, lorsque les talibans ont pris le contrôle d'une grande ville – pour la première fois depuis 2001. Mais la fiction selon laquelle les forces afghanes pouvaient s'imposer et ouvrir la voie à un retrait des Etats-Unis a été maintenue.

Dans le «New York Times», Sopko a décrit la réalité de l'époque comme suit:

«Les combattants talibans, avec leurs fusils de l'époque de la guerre froide et leurs motos tout-terrain, étaient souvent plus forts que les troupes gouvernementales afghanes dotées d'un équipement ultramoderne et soutenues par l'armée de l'air américaine. Les talibans étaient motivés par la religion. Ils voulaient libérer le pays des envahisseurs étrangers et d'un gouvernement qu'ils considéraient comme un gouvernement fantoche mis en place par Washington. En revanche, les membres de l'armée afghane n'étaient souvent motivés que par leurs salaires. Le moral était bas, la corruption omniprésente et les problèmes logistiques importants.»

Répandre l'optimisme pour maintenir les flux financiers

Sopko rappelle la mise en garde du président Dwight Eisenhower contre l'influence du «complexe militaro-industriel». En Afghanistan, le complexe des ONG, des organisations onusiennes et des organisations d'aide aurait en outre exercé une grande influence. Leurs objectifs étaient sans aucun doute nobles: la lutte contre la corruption, la protection des femmes et des groupes marginalisés, une plus grande transparence.

Mais ces organisations auraient contribué à une évaluation trop optimiste de la situation: «Il s'agissait de maintenir des flux financiers.»

En Afghanistan, le bureau de l'inspecteur spécial a souvent été la seule autorité gouvernementale à rendre compte de manière fiable de la situation sur place: «Mais nous avons dû faire face à une forte résistance de la part des fonctionnaires des ministères de la Défense et des Affaires étrangères, de l'USAID et des organisations humanitaires. Nous n'avons pu faire notre travail que parce que le Congrès nous a accordé la liberté d'agir de manière indépendante.»

L'Inspection spéciale a pu publier des documents prouvant que les ministères afghans n'étaient pas capables de gérer correctement l'aide financière directe des Etats-Unis. Et que des fonctionnaires afghans corrompus listaient dans leurs tableaux de service des soldats et des policiers fictifs afin d'empocher les salaires versés.

Si les mauvaises incitations systémiques à lever des fonds, qui s'opposent à la recherche de la vérité, n'étaient pas brisées, les Etats-Unis continueraient à «poursuivre des projets qui ne fonctionnent pas, dans leur pays ou à l'étranger, et à récompenser ceux qui minimisent les échecs en annonçant des succès et en brûlant des milliards de dollars à volonté».

* Urs Paul Gasche, né en 1945 à Bâle, est un journaliste, chroniqueur et ancien animateur de télévision suisse. De 1986 à 1996, il a dirigé et animé l'émission télévisée de protection des consommateurs «Kassensturz». Auparavant, il a été rédacteur en chef de la «Berner Zeitung». Aujourd'hui, U. P. Gasche est journaliste indépendant et rédacteur du journal Internet «Infosperber». Il est président de la Fondation suisse pour la promotion d'une information indépendante (SSUI) et auteur de plusieurs livres.

Source: https://www.infosperber.ch/politik/welt/warum-die-usa-in-afghanistan-erfolglos-milliarden-verpulverten/, 16 janvier 2025

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://apnews.com/article/middle-east-business-afghanistan-43d8f53b35e80ec18c130cd683e1a38f

2 https://www.infosperber.ch/politik/welt/nato-krieg-in-afghanistan-forderte-ueber-eine-halbe-million-tote/

3 https://www.nytimes.com/2025/01/02/opinion/afghanistan-audit-reconstruction-us.html?searchResultPosition=1

4 https://politische-reden.eu/BR/t/356.html, 22.12.2001

5 https://www.bundesregierung.de/breg-de/service/newsletter-und-abos/bulletin/rede-des-bundesministers-der-verteidigung-dr-peter-struck--784328

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