Proche-Orient

Pourquoi Israël veut effacer le contexte de la guerre contre Gaza

Ilan Pappe.
(Photo mad)

En occultant l’histoire, on aide Israël, à poursuivre son action génocidaire à Gaza

par Ilan Pappe,* Israël/Angleterre

(23 novembre 2023) Le 24 octobre, une déclaration du secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, a provoqué une vive réaction de la part d’Israël. S’adressant au Conseil de sécurité de l’ONU, le chef de l’ONU a déclaré1 que s’il condamnait dans les termes les plus fermes le massacre commis par le Hamas le 7 octobre, il souhaitait rappeler au monde qu’il ne s’était pas produit en vase clos. Il a déclaré qu’il était impossible de séparer 56 ans d'occupation de notre participation à la tragédie qui s’est déroulée ce jour-là.

Le gouvernement israélien n’a pas tardé à condamner cette déclaration. Les responsables israéliens ont exigé la démission de Guterres, affirmant qu’il soutenait le Hamas et justifiait le massacre perpétré par celui-ci. Les médias israéliens ont également pris le train en marche, affirmant entre autres que le chef de l’ONU «a fait preuve d’un degré stupéfiant de faillite morale».2

Cette réaction suggère qu’un nouveau type d’allégation d’antisémitisme pourrait désormais être sur la table. Jusqu’au 7 octobre, Israël avait fait pression pour que la définition de l’antisémitisme soit élargie pour inclure la critique de l’Etat israélien et la remise en question des fondements moraux du sionisme. Or, la contextualisation et l'historicisation des événements pourraient également entraîner l'accusation d'antisémitisme.

Masquer l'histoire antérieure

La déshistoricisation de ces événements aide Israël et les gouvernements occidentaux à poursuivre des politiques qu’ils avaient évitées dans le passé pour des raisons éthiques, tactiques ou stratégiques.

Ainsi, l’attaque du 7 octobre est utilisée par Israël comme prétexte pour poursuivre une politique génocidaire dans la bande de Gaza. C’est aussi un prétexte pour les Etats-Unis de tenter de réaffirmer leur présence au Moyen-Orient. Et c’est un prétexte pour certains pays européens de violer et limiter les libertés démocratiques au nom d’une nouvelle «guerre contre le terrorisme».

Mais il existe plusieurs contextes historiques qui ne peuvent être ignorés dans ce qui se passe actuellement en Israël-Palestine. Le contexte historique plus large remonte au milieu du XIXe siècle, lorsque le christianisme évangélique en Occident a transformé l’idée du «retour des Juifs» en impératif religieux millénaire qui préconise l’établissement d’un Etat juif en Palestine amenant in fine à la résurrection des morts, au retour du Messie et à la fin des temps.

«Retour» des Juifs en Palestine

Pour deux raisons, la théologie est devenue politique vers la fin du XIXe siècle et dans les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale.

Premièrement, cela servait au Royaume-Uni les intérêts de ceux qui souhaitaient démanteler l’Empire ottoman et en incorporer certaines parties dans l’Empire britannique. Deuxièmement, cela a trouvé un écho auprès des membres de l’aristocratie britannique, juifs et chrétiens, qui ont été enchantés par l’idée du sionisme comme panacée au problème de l’antisémitisme en Europe centrale et orientale, qui avait produit une vague indésirable d’immigration juive vers la Grande-Bretagne.

Lorsque ces deux intérêts ont fusionné, ils ont poussé le gouvernement britannique à publier la célèbre – ou infâme – Déclaration Balfour en 1917.

Israël comme panacée

Les penseurs et militants juifs qui ont redéfini le judaïsme comme nationalisme espéraient que cette définition protégerait les communautés juives du danger existentiel en Europe en se concentrant sur la Palestine comme espace souhaité pour la «renaissance de la nation juive».

Ce faisant, le projet culturel et intellectuel sioniste s’est transformé en un projet de colonisation – qui visait à judaïser la Palestine historique, sans tenir compte du fait qu’elle était habitée par une population autochtone.

A son tour, la société palestinienne, plutôt pastorale à cette époque et dans ses premiers stades de modernisation et de construction d’une identité nationale, a produit son propre mouvement anticolonial. Sa première action significative contre le projet de colonisation sioniste a eu lieu avec le soulèvement d’al-Buraq de 19293 et n’a pas cessé depuis lors.

ISBN 978-2-21363-396-1

Nettoyage ethnique en Palestine

Un autre contexte historique pertinent pour la crise actuelle est le nettoyage ethnique de la Palestine en 1948, qui comprenait l’expulsion forcée vers la bande de Gaza des Palestiniens ayant habités des villages sur les ruines desquels furent construites certaines des colonies israéliennes attaquées le 7 octobre. Ces Palestiniens déracinés faisaient partie des 750 000 Palestiniens qui ont perdu leur maisons et sont devenus des réfugiés.

Ce nettoyage ethnique a été constaté à travers le monde mais n’a pas été condamné. En conséquence, Israël a continué à recourir aux nettoyages ethniques dans le cadre de ses efforts pour s’assurer un contrôle total sur la Palestine historique avec le moins possible de Palestiniens autochtones. Cela comprenait l’expulsion de 300 000 Palestiniens pendant et après la guerre de 1967, et l’expulsion de plus de 600 000 personnes de Cisjordanie, de Jérusalem et de la bande de Gaza depuis lors.

Il y a aussi le contexte de l’occupation israélienne de la Cisjordanie et de Gaza. Au cours des 50 dernières années, les forces d’occupation ont infligé des punitions collectives persistantes aux Palestiniens dans ces territoires, les exposant au harcèlement constant des colons israéliens et des forces de sécurité et emprisonnant des centaines de milliers d’entre eux.

Depuis l’élection de l’actuel gouvernement fondamentaliste messianique israélien en novembre 2022, toutes ces politiques dures ont atteint des niveaux sans précédent. Le nombre de Palestiniens tués, blessés et arrêtés en Cisjordanie occupée est monté en flèche.4 En outre, la politique du gouvernement israélien à l’égard des lieux saints chrétiens et musulmans à Jérusalem est devenue encore plus agressive.

Siège de la bande de Gaza

Enfin, il y a aussi le contexte historique du siège de Gaza qui dure depuis 16 ans, où près de la moitié de la population est composée d’enfants. En 2018, l’ONU prévenait déjà que la bande de Gaza deviendrait un endroit impropre aux êtres humains d’ici 2020.

Il est important de rappeler que le siège a été imposé en réponse aux élections démocratiques remportées par le Hamas après le retrait unilatéral israélien du territoire. Il est encore plus important de remonter aux années 1990, lorsque la bande de Gaza était encerclée par des barbelés et déconnectée de la Cisjordanie occupée et de Jérusalem-Est à la suite des Accords d’Oslo.

L’isolement de Gaza, la clôture qui l’entoure et la judaïsation croissante de la Cisjordanie indiquaient clairement que les Accords d’Oslo, aux yeux des Israéliens, signifiaient une occupation par d’autres moyens et non une voie vers une paix véritable.

Israël contrôlait les points de sortie et d’entrée du ghetto de Gaza, surveillant même le type de nourriture qui y pénétrait – en la limitant parfois à un certain nombre de calories. Le Hamas a réagi à ce siège paralysant en lançant des roquettes sur des zones civiles en Israël.

Le gouvernement israélien a affirmé que ces attaques étaient motivées par le désir idéologique du mouvement de tuer des Juifs – une nouvelle forme de Nazisme – sans tenir compte du contexte de la Nakba et du siège inhumain et barbare imposé à deux millions de personnes et de l’oppression de leurs compatriotes dans d’autres régions de la Palestine historique.

Le Hamas, à bien des égards, était le seul groupe palestinien à promettre de se venger ou de répondre à ces politiques. Cependant, la façon dont il a décidé de réagir pourrait entraîner sa propre fin, du moins dans la bande de Gaza, et pourrait également servir de prétexte à une nouvelle oppression du peuple palestinien.

Toujours aucun événement changeant la donne

La sauvagerie de son attaque ne peut en aucun cas être justifiée, mais cela ne veut pas dire qu’elle ne peut pas être expliquée et contextualisée. Aussi horrible que cela puisse paraître, la mauvaise nouvelle est qu’il ne s’agit pas d’un événement qui change la donne, malgré l’énorme coût humain des deux côtés. Qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir?

Israël restera un Etat établi par un mouvement de colonisation qui continuera d’influencer son ADN politique et de déterminer sa nature idéologique. Cela signifie que, bien qu’elle se présente comme la seule démocratie au Proche-Orient, elle restera une démocratie uniquement pour ses citoyens juifs.

La lutte interne à l’intérieur d’Israël entre ce que l’on peut appeler l’Etat de Judée – l’Etat des colons souhaitant qu’Israël soit plus théocratique et raciste – et l’Etat d’Israël – souhaitant maintenir le statu quo – qui a préoccupé Israël jusqu’au 7 octobre, va à nouveau éclater. En fait, il y a déjà des signes de son retour.

Israël, un Etat d’apartheid

Israël continuera d’être un Etat d’apartheid – comme l’ont déclaré un certain nombre d’organisations de défense des droits de l’homme – quelle que soit l’évolution de la situation à Gaza. Les Palestiniens ne disparaîtront pas et poursuivront leur lutte de libération, avec de nombreuses sociétés civiles à leurs côtés, tandis que leurs gouvernements soutenant Israël lui accorderont une immunité exceptionnelle.

La solution reste la même: un changement de régime en Israël qui garantirait l’égalité des droits pour tous, du fleuve à la mer, et permettrait le retour des réfugiés palestiniens. Sinon le cycle de l’effusion de sang ne prendra pas fin.

* Ilan Pappe enseigne à l’Université d’Exeter depuis 2007, où il est directeur du Centre européen d’études sur la Palestine. Il a publié 15 livres sur le Moyen-Orient et la question palestinienne. Les parentxs de Pappe étaient originaires d’Allemagne et ont fui le Reich allemand dans les années 1930 pour échapper au national-socialisme.
Ilan Pappe a servi dans l’armée israélienne pendant la guerre du Yom Kippour en 1973 sur le plateau du Golan. Il est diplômé de l’Université hébraïque de Jérusalem en 1978. Il a terminé son doctorat en 1984 à l’Université d’Oxford sous la direction d’Albert Hourani et Roger Owen. A partir de 1984, il était professeur de sciences politiques à l’Université de Haïfa. Il a fondé l’Institut académique pour la paix à Giw’at-Chawiwa en 1992, qu’il a dirigé jusqu’en 2000. De 2000 à 2006, il a été président de l’Institut Emil Tuma d’études palestiniennes à Haïfa.

Source: https://www.aljazeera.com/opinions/2023/11/5/why-israel-wants-to-erase-context-and-history-in-the-war-on-gaza, 5 novembre 2023

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://www.aljazeera.com/news/2023/10/24/un-chief-says-clear-violations-of-international-humanitarian-law-in-gaza

2 https://www.jpost.com/opinion/article-770186

3 https://www.aljazeera.com/program/al-jazeera-world/2015/11/11/jerusalem-dividing-al-aqsa

4 https://www.aljazeera.com/news/2023/9/22/israeli-forces-kill-palestinian-in-northern-west-bank

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