«La guerre d’Ukraine et l’ordre mondial eurasien»

Perspectives pour la seconde moitié du XXIe siècle

par Glenn Diesen,* Norvège

(5 juillet 2024) La guerre d’Ukraine était la conséquence prévisible d’un ordre mondial insoutenable et est devenue un champ de bataille pour l’élaboration d’un futur ordre mondial fondé soit sur l’hégémonie mondiale, soit sur la multipolarité westphalienne. Les objectifs visant à vaincre la Russie militairement, économiquement ou politiquement en l’isolant dans le monde ont tous échoué.

Glenn Diesen.
(Photo mad)

La réaction de l’OTAN a été une escalade et une théâtralisation continues. Alors que l’Ukraine a été dévastée par des souffrances indicibles et que son incapacité à atteindre ses objectifs militaires est devenue un fait avéré, la seule solution possible au conflit est que l’Occident reconnaisse les préoccupations légitimes de la Russie en matière de sécurité et atténue ainsi le dilemme sécuritaire. Il lui est difficile de le faire parce que cela impliquerait la fin de l’ère de l’hégémonie libérale.

ISBN 978-1-949762-95-2

Découplage mondial par rapport à l’Occident

Les préoccupations sécuritaires de la Russie pouvaient être ignorées dans les années 1990, car la Russie était faible et en déclin, et les Russes devaient s’adapter à leur position de plus en plus défavorable et difficile, car ils n’avaient pas d’autres partenaires. Trois décennies plus tard, la situation stratégique de la Russie est devenue intolérable, l’expansion de l’OTAN vers l’Ukraine étant considérée comme une menace existentielle. Cependant, la répartition internationale du pouvoir est devenue très différente.

De nouveaux centres de pouvoir ont émergé à travers le monde et partagent les ambitions de la Russie de construire un ordre mondial westphalien multipolaire. L’unipolarité avait déjà pris fin et le monde était en pleine transition vers la multipolarité lorsque la Russie a envahi l’Ukraine en février 2022. La guerre a intensifié le découplage mondial par rapport à l’Occident, qui a ouvertement présenté la guerre comme une lutte pour l’ordre mondial.

Quelle que soit l’issue de la guerre, elle a déjà conduit au cimetière de l’hégémonie «libérale». La sécurité telle que définie par l’Occident implique le rétablissement de la supériorité militaire, l’élargissement des alliances militaires, la multiplication des exercices militaires conjoints, l’exercice de la liberté de navigation le long des côtes des puissances rivales et la militarisation de l’interdépendance économique. Au service de cet objectif, la démocratie, la société civile et les droits de l’homme ont été instrumentalisés et militarisés.

L’hégémonie n’a pas atténué la rivalité entre grandes puissances; au contraire, elle a permis à la puissance dominante d’agir sans tenir compte des autres, en remplaçant la diplomatie par le langage des ultimatums. Ce qui a été vendu au public comme des politiques «pro-ukrainiennes» et une «aide à l’Ukraine» a entraîné le renversement du gouvernement démocratiquement élu sans le soutien de la majorité des Ukrainiens, le soutien d’une «opération antiterroriste» contre les citoyens ukrainiens dans l’Est, la purge de l’opposition politique et le démantèlement de la démocratie, le renforcement des groupes militants d’extrême droite, le sabotage des accords de paix soutenus par Kiev et la pression exercée sur les forces armées ukrainiennes pour qu’elles lancent une contre-offensive dévastatrice qui avait peu ou pas de chances de réussir.

Il est difficile d’imaginer une fin pacifique à la guerre d’Ukraine. Alors que l’OTAN a vidé ses stocks d’armes et que l’Ukraine est épuisée par les pertes, des propositions de cessez-le-feu visant à geler le conflit seront présentées, comme on pouvait s’y attendre. Un cessez-le-feu temporaire sans règlement politique serait inacceptable pour la Russie, qui craint que l’OTAN ne tente de répéter ce qui a été fait avec l’Accord de Minsk, c’est-à-dire d’utiliser une nouvelle fois l’accord de paix pour gagner du temps afin de réarmer l’Ukraine et de poursuivre le combat à un autre moment. Idéalement, la tragédie humanitaire aurait dû être une motivation pour mettre fin à la guerre qui a coûté la vie à tant d’Ukrainiens et de Russes.

Une solution politique à la guerre exige que l’expansionnisme de l’OTAN et l’effondrement de l’architecture de sécurité paneuropéenne soient traités comme le casus belli sous-jacent de la guerre. Les Européens devraient être les plus préoccupés par la guerre sur leur continent et ses répercussions économiques dévastatrices. Les Européens devraient donc faire le maximum pour relancer la diplomatie et éventuellement revoir les demandes de garanties de sécurité formulées par la Russie à la fin de l’année 2021, et même envisager d’offrir la neutralité à l’Ukraine.

Cependant, ce que veulent les Européens a moins d’importance car les décisions euro-atlantiques sont principalement prises à Washington. C’était vrai avant la guerre, et encore plus après la guerre. Même si les Etats-Unis préfèrent se concentrer sur la Chine comme principal adversaire, la défaite ou l’affaiblissement de la Russie est considéré comme une étape importante pour vaincre également la Chine.

De son côté, Moscou s’attend peut-être à ce que la Russie puisse conquérir davantage de territoires si l’Ukraine s’effondre définitivement, ce qui accroît la pression sur Washington pour qu’elle conclue un accord avant que l’environnement stratégique ne se détériore. Même à ce stade, l’OTAN doit soit accepter une défaite humiliante, soit entrer directement dans ce qui pourrait rapidement dégénérer en guerre nucléaire.

Pas de crainte d’une guerre nucléaire

La guerre en Ukraine, qui menace de détruire la planète dans un holocauste nucléaire, est le symptôme d’une crise plus large du système international. Après avoir joui de l’hégémonie pendant cinq siècles et avoir construit et imposé des règles mondiales pour servir les intérêts occidentaux, on assiste aujourd’hui à un réalignement spectaculaire du pouvoir dans le monde. La majorité mondiale recherche la multipolarité conformément à un ordre mondial westphalien, tandis que l’Occident, sous la direction de Washington, tente de rétablir sa position dominante dans le monde.

Les Etats-Unis ont identifié avec précision la Chine et la Russie comme les principaux challengers qui ont créé une attraction gravitationnelle pour réorganiser l’ordre mondial vers la multipolarité. Incapables d’abattre la Chine et la Russie par des moyens économiques, les conflits pour le futur ordre mondial continueront d’être militarisés. La crainte d’une guerre nucléaire semble avoir disparu et les guerres entre grandes puissances ne sont plus inimaginables. Alors que le monde passe de l’unipolarité à la multipolarité, les règles communes sont largement absentes.

L’ancien Premier ministre australien, Kevin Rudd, a averti en 2012 que la montée en puissance de la Chine signifiait que l’Occident serait confronté à un monde qui ne serait plus sous son contrôle:

«Très bientôt, nous nous trouverons à un moment de l’histoire où, pour la première fois depuis George III, un Etat non occidental et non démocratique sera la plus grande économie du monde. Si tel est le cas, comment la Chine exercera-t-elle son pouvoir dans le futur ordre international? Acceptera-t-elle la culture, les normes et la structure de l’ordre d’après-guerre? Ou cherchera-t-elle à le modifier? Je pense qu’il s’agit là de la question centrale de la première moitié du XXIe siècle, non seulement pour l’Asie, mais aussi pour le monde entier.»1

«Plus qu’un test»

Une expérience traumatisante attend l’Occident qui doit s’adapter à une répartition internationale multipolaire du pouvoir et à des règles qui sont perçues comme étant fixées ou influencées par des puissances étrangères. Toutefois, il ne semble pas que les Etats-Unis accepteront une transition pacifique vers un ordre mondial westphalien. L’absence d’imagination politique à Washington a engendré une vision du monde dans laquelle le chaos est la seule alternative à la domination mondiale des Etats-Unis.

Le secrétaire d’Etat américain Anthony Blinken a fait l’éloge de l’ordre mondial de l’hégémonie libérale en septembre 2023 en évoquant une ère de progrès remarquables grâce à l’interdépendance économique, au libéralisme politique et aux droits de l’homme au centre. Mais Blinken a ensuite reconnu la fin de cet ordre: «Ce que nous vivons aujourd’hui est plus qu’un test de l’ordre de l’après-guerre froide. C’est la fin de cet ordre.»

La Chine et la Russie sont désignées comme les principales responsables de la fin de l’ère de l’hégémonie libérale. Considérant le monde comme divisé entre le bien et le mal, M. Blinken insiste sur le fait que «Pékin et Moscou travaillent ensemble pour rendre le monde sûr pour l’autocratie». Plutôt que d’envisager une transition vers un ordre mondial westphalien multipolaire et équilibré, M. Blinken a envisagé une lutte contre la Chine et la Russie sous le leadership mondial des Etats-Unis.

Si cette vision de l’Occident se poursuit, nous assisterons à une grande tragédie pour l’humanité.

* Glenn Diesen est professeur de sciences politiques à l’Université de Norvège du Sud-Est. Ce texte est un extrait de son nouveau livre «The Ukraine War & the Eurasian World Order», publié par Clarity Press.
Sur l’auteur, voir également: https://braveneweurope.com/glenn-diesen-this-is-why-the-west-is-really-doomed

Source: Conclusion du livre «The Ukraine War & the Eurasian World Order» par Glenn Diesen. (Reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.)

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 Rudd, K., «West is unprepared for China’s rise», The Australian, 14 juillet 2012.

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