L'Amérique pousse l'Europe vers une guerre nucléaire
par Oskar Lafontaine,* Allemagne
(15 mai 2022) Le chancelier Olaf Scholz pris en étau par les «risque-tout» de Washington: une paix négociée avec Moscou est de plus en plus urgente.
La guerre d'Ukraine reflète en réalité un conflit entre les Etats-Unis et la Russie. Dans son livre «Le grand échiquier – L’Amérique et le reste du monde» publié en 1997, l'ancien conseiller à la sécurité du président américain Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, fait l'éloge de l'appareil militaire sans précédent des Etats-Unis, le seul à avoir un rayon d'action mondial. Bien entendu, la Russie et la Chine ne sont pas d'accord avec l'hégémonie américaine. C'est pourquoi les Etats-Unis doivent tout faire pour éviter l'émergence d'un challenger eurasien capable de placer le continent eurasien sous sa domination.
L'Ukraine est le pivot géopolitique de la poursuite de cet objectif, explique-t-il. Sans l'Ukraine, la Russie n'est plus un empire eurasien. Si Moscou parvenait à reprendre le contrôle de l'Ukraine, avec ses importantes ressources naturelles et son accès à la mer Noire, la Russie obtiendrait automatiquement les moyens de devenir un puissant empire couvrant l'Europe et l'Asie.
En ajoutant à ces réflexions le message clé d'une conférence donnée par le chef de Stratfor, George Friedman, le 3 février 2015 à Chicago, selon lequel l'objectif principal de la politique américaine depuis des siècles est de s'assurer qu'il n'y a pas de coopération entre la Russie et l'Allemagne, on comprend quel était l'objectif de l'élargissement de l'OTAN à l'Est.
Des milliards pour une marionnette
On comprend également pourquoi la secrétaire d'Etat adjointe des Etats-Unis, Victoria Nuland, a reconnu franchement il y a plusieurs années que les Etats-Unis avaient dépensé cinq milliards de dollars pour installer à Kiev un gouvernement fantoche qui leur était favorable. On comprend alors pourquoi Washington fait tout depuis des années pour empêcher la livraison de charbon, de pétrole et de gaz de la Russie vers l'Europe.
Dans ce contexte, il est également plus que plausible que l'économiste américain renommé Jeffrey Sachs mette en garde contre le fait que la stratégie américaine aboutisse à une longue guerre en Ukraine avec des milliers de morts. Il recommande à l'Europe de suivre sa propre voie et de proposer une Ukraine neutre avec une autonomie pour le Donbass comme solution négociée.
Il est étonnant de voir à quel point les politiques et les journalistes en Europe, surtout en Allemagne, ne reconnaissent pas ces liens géostratégiques et suivent aveuglément la stratégie incendiaire des Etats-Unis qui consiste à attiser encore plus le conflit ukrainien. Dangereuse, car les Etats-Unis ne veulent manifestement pas suivre le conseil de leur ancien président John F. Kennedy, selon lequel il ne faut jamais mettre une puissance nucléaire dans une situation dont elle ne pourrait plus sortir en sauvant la face.
Il est étonnant de voir à quel point les politiques européens suivent aveuglément la stratégie incendiaire des Etats-Unis.
Le fait que l'Allemagne soit désormais dirigée par un gouvernement dont les dirigeants ont peu d'expérience en matière de politique étrangère constitue un inconvénient majeur. A cela s'ajoute le fait que le plus grand parti d'opposition, la CDU, est dirigé par l'ancien lobbyiste de Blackrock, Friedrich Merz, dont l'ancien employeur profite magnifiquement de la hausse du cours des actions des entreprises d'armement.
Le SPD manque de politiciens de la détente qui, comme Willy Brandt ou Egon Bahr, savaient encore que la sécurité en Allemagne et en Europe ne pouvait être atteinte qu'en collaboration avec la Russie, puissance nucléaire. Au sein du FDP, il n'y a pas non plus de politicien de la stature de Hans-Dietrich Genscher qui, en tant que ministre des Affaires étrangères, a toujours gardé à l'esprit le danger d'une guerre nucléaire limitée à l'Europe. Même Guido Westerwelle a eu le courage de tenir tête aux Etats-Unis lors de l'invasion de la Libye. Quel politicien du FDP en serait encore capable aujourd'hui?
Le langage fascisant de Mme Baerbock
Les vassaux américains les plus conséquents et les plus dangereux au sein du gouvernement fédéral et du Bundestag allemand sont les Verts, dont l'ancien chef Joschka Fischer a poussé la participation de l'Allemagne à la guerre de Yougoslavie, menée en violation du droit international, avec sa future partenaire en affaires Madeleine Albright.
On pensait que cela ne pouvait pas être pire, mais la nouvelle ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock utilise déjà un langage fascisant et veut «ruiner» la Russie. De son propre aveu, elle marche dans les pas de Madeleine Albright, récemment décédée, qui justifiait la mort de 500 000 enfants irakiens causée par des sanctions américaines. Imaginez les cris des Verts si le ministre russe des Affaires étrangères Sergei Lavrov justifiait la mort de 500 000 enfants ukrainiens, quelle qu'en soit la raison.
Dans cette situation fort compliquée, il est insuffisant qu'Olaf Scholz retarde les livraisons d'armes. L'augmentation de telles livraisons est le mantra de l'administration Biden, qui veut affaiblir la Russie à tout prix, sans tenir compte des morts qui seront à déplorer si les livraisons d'armes se poursuivent. Quelqu'un pense-t-il sérieusement que la Russie, puissance nucléaire, peut se permettre de perdre la guerre en Ukraine dans la situation politique mondiale?
Les fournisseurs d'armes fanatiques du Bundestag seront, qu'ils le comprennent ou non, coresponsables du nombre croissant de morts chaque jour. Combien de temps cette guerre doit-elle durer? Aussi longtemps que la guerre en Afghanistan? Pourquoi la politique allemande ne tire-t-elle pas les leçons des échecs des guerres d'intervention menées par les Etats-Unis et auxquelles la Bundeswehr a participé?
Il y aurait une chance, même minime, que le président français réélu Emmanuel Macron et le chancelier allemand Olaf Scholz, à l'instar de François Hollande et Angela Merkel, se rallient aux belligérants américains et recherchent une solution négociée sur la base des propositions déjà préconisées par Volodymyr Zelensky, à savoir la neutralité de l'Ukraine et l'autonomie pour le Donbass. Le président ukrainien ne sera pas un partenaire fiable dans ce contexte, car il est constamment mis sous pression par les Etats-Unis et l'extrême droite ukrainienne.
Pourquoi la politique allemande ne tire-t-elle pas les leçons des échecs des guerres d'intervention menées par les Etats-Unis?
La rivalité des puissances mondiales que sont les Etats-Unis, la Russie et la Chine oblige l'Europe à tout tenter pour ne pas être entraînée dans un conflit nucléaire entre ces grandes puissances. Charles de Gaulle avait reconnu ce danger pour la France et avait donc refusé d'intégrer les forces armées françaises dans l'OTAN dirigée par les Etats-Unis, car il ne voulait pas compter sur la volonté des Etats-Unis d'utiliser leurs forces nucléaires en cas d'affrontement avec l'Union soviétique, même si Moscou menaçait de riposter contre les grandes villes des Etats-Unis. Il a donc insisté pour que la France se dote de sa propre force nucléaire. «Les Etats n'ont pas d'amis, seulement des intérêts», telle était sa maxime, et lorsqu'il s'agit de vie ou de mort, c'est-à-dire de guerre, il était convaincu qu'on ne pouvait pas laisser la décision à d'autres.
Une paix stable grâce à la détente
Tout comme de Gaulle, le chancelier allemand Willy Brandt savait qu'il ne parviendrait à imposer sa politique de paix et de détente qu'en dépit de l'opposition de Washington. Convaincu que c'était la seule façon d'assurer la paix en Europe, il a mis en œuvre son Ostpolitik pas à pas. Les Etats-Unis étaient très irrités, comme le prouve une conversation téléphonique d'Henry Kissinger avec Richard Nixon, dans laquelle Kissinger souhaitait ouvertement le cancer à Willy Brandt.
Actuellement, une discussion aventureuse est menée en Allemagne. La politique de détente, la tentative de bonne coopération avec la Russie, serait la cause de l'évolution actuelle. Rarement la vérité a été aussi renversée. Jamais on n'a vu aussi clairement à quel point la propagande américaine détermine les médias et le débat politique en Allemagne. La vérité est différente.
Au milieu des années soixante, la politique de détente a commencé, elle a conduit à une paix stable en Europe et a entraîné la chute du mur et le retrait des troupes soviétiques d'Allemagne et d'Europe de l'Est. Dans les années 1990, la politique de confrontation a commencé avec l'élargissement de l'OTAN à l'Est et l'encerclement croissant de la Russie. Elle a conduit à la guerre de Yougoslavie, contraire au droit international, et à l'invasion de l'Ukraine par les troupes russes, également contraire au droit international.
Si l'on ne parvient pas rapidement à une paix négociée, le risque d'une guerre nucléaire augmentera, car les responsables à Moscou ont le dos au mur et les risque-tout à Washington croient depuis des années que l'on peut limiter une guerre nucléaire à l'Europe.
* Oskar Lafontaine, né en 1943, est l'un des hommes politiques les plus indépendants et les plus courageux d'Allemagne. De 1985 à 1998, il est ministre-président de la Sarre (SPD) et de 1995 à 1999 président du SPD. De septembre 1998 à mars 1999, il travaille comme ministre fédéral des Finances, mais démissionne ensuite du gouvernement Schröder. Avec Gregor Gysi, il est président du groupe parlementaire de gauche au Bundestag allemand de 2005 à 2009. De 2007 à 2010, il est président du parti «Die Linke» aux côtés de Lothar Bisky. Le 17 mars 2022, il annonce qu'il quitte le Parti de gauche car il n'est plus d'accord avec sa politique sociale et de paix. |
Source: Die Weltwoche n° 17/2022. Reproduction avec l'aimable autorisation de l'auteur.
(Traduction «Point de vue Suisse»)