Pour une «Nouvelle pensée 2.0»!
Près de huit décennies après Hiroshima, les armes nucléaires redeviennent acceptables
par Leo Ensel*
(16 août 2024) Depuis le lancement de la bombe atomique à Hiroshima le 6 août 1945, il y a 79 ans, l’humanité dans son ensemble est tuable. La «nouvelle pensée» qui a découlé de cette constatation et que Mikhaïl Gorbatchev a contribué à développer a donc placé la survie de l’humanité au centre de l’action politique. Aujourd’hui, une renaissance, une «Nouvelle pensée 2.0», est plus nécessaire que jamais!
«La puissance déchaînée de l’atome a tout changé – sauf notre façon de penser, et nous nous dirigeons ainsi vers une catastrophe sans précédent. Une nouvelle façon de penser est nécessaire si l’humanité veut continuer à vivre.»
C’est ce qu’écrivait le 24 mai 1946 Albert Einstein, qui n’était pas tout à fait innocent de la «force déchaînée de l’atome» – pour parler prudemment.
Il faudra attendre encore près d’une décennie pour que des intellectuels de renom commencent à répondre à l’exigence d’Einstein, à savoir réfléchir de manière cohérente aux conséquences de l’invention de la bombe atomique pour l’humanité, voire pour la planète entière, et les exprimer de manière précise. L’un des premiers fut le philosophe Günther Anders qui, dans les années cinquante, a traduit en termes classiques les circonstances inouïes d’une possible apocalypse d’origine humaine:
«Hiroshima comme état du monde. Avec le 6 août 1945, jour d’Hiroshima, une nouvelle ère a commencé. L’ère dans laquelle nous pouvons à tout moment transformer n’importe quel lieu – non, notre terre dans son ensemble – en un Hiroshima. Depuis ce jour, nous sommes devenus tout-puissants d’une manière négative. Mais comme nous pouvons être anéantis à tout moment, cela signifie également que depuis ce jour, nous sommes totalement impuissants. Quelle que soit la durée, quelle que soit l’éternité, cette époque est la dernière: car sa caractéristique, la possibilité de notre auto-effacement, ne peut jamais prendre fin – si ce n’est par la fin elle-même.»
Anders a distingué trois époques de l’histoire de l’humanité: jusqu’au développement des installations d’extermination des nazis, la phrase classique «Tous les hommes sont mortels» avait prévalu. Cette phrase avait été amplifiée par les machines à tuer dans les camps d’extermination pour devenir la formule cynique «Tous les hommes sont tuables». Avec l’utilisation de la bombe atomique à Hiroshima et Nagasaki, même cette phrase malveillante était déjà obsolète. Le climax final est depuis lors et pour tous les temps à venir: «L’humanité dans son ensemble est tuable.»
Ce qui peut nous toucher tous, nous concerne tous
Depuis le 6 août 1945, date du largage de la bombe atomique sur Hiroshima, ce n’est donc rien de moins que la survie même de l’humanité qui est en jeu, l’humanité qui s’est constituée en tant que telle – même si c’est «modo negativo» – par cet événement d’époque. Günther Anders:
«Car elle a atteint une chose, la bombe: c’est désormais un combat de l’humanité. Ce que les religions et les philosophies, ce que les empires et les révolutions n’ont pas réussi à faire: faire de nous une réelle humanité – elle y est parvenue. Ce qui peut nous toucher tous, nous concerne tous. Le toit qui s’écroule devient notre toit. En tant que morituri [condamnés à mort], nous sommes désormais nous. Pour la première fois, réellement.»
La conséquence: puisque les nuages radioactifs se moquent des alliances militaires, des blocs de pouvoir et des frontières nationales, et puisque les mutations génétiques actuelles affectent toutes les générations à venir, et la disparition de l'humanité actuelle entraînerait la disparition de toutes les générations à naître, il n’y a plus que des ‹prochains›: dans l’espace et dans le temps. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, il existe effectivement un intérêt de l’humanité qui transcende toutes les oppositions de classe, de religion et autres: la survie en tant qu’espèce.
Faire de cette prise de conscience le pivot décisif et en tirer les conséquences nécessaires pour l’action politique, telle est la maxime de la Nouvelle pensée.
Le mouvement pour la paix à l’Ouest – Gorbatchev à l’Est
Il faudra attendre encore plusieurs décennies avant que la Nouvelle pensée et ses aspects fondamentaux – priorité aux intérêts humains généraux comme condition préalable à la satisfaction de tous les autres intérêts, lutte contre les dangers menaçant l’humanité (moyens de destruction massive, catastrophe écologique) et renoncement à la violence – n’atteignent enfin le niveau de la politique.
Dans les années 1980, elle a fait son entrée sur la scène politique mondiale sous la forme de deux acteurs: en Europe occidentale, le mouvement pacifiste qui, en réaction à la menace de déploiement de missiles américains à moyenne portée, a postulé la sortie de la logique de la course aux armements avec la revendication «Quelqu’un doit commencer à arrêter!» et s’est très vite considéré comme un mouvement pour la survie de l’humanité en général – et à l’Est, sous la forme du président du parti soviétique Mikhaïl Gorbatchev et de son administration.
Partant du fait que «pour la première fois dans son histoire, l’humanité est devenue mortelle et que le caractère des armes modernes ne laisse plus à aucun Etat l’espoir de se défendre uniquement par des moyens techniques militaires, fussent-ils les plus puissants», Gorbatchev [«Glasnost. La nouvelle pensée», 1989] propose une conséquence faisant écho, jusque dans sa formulation, au concept de «sécurité commune» de Willy Brandt et d’Egon Bahr: «Dans les conditions actuelles, la sécurité, surtout celle des grandes puissances nucléaires, ne peut être que mutuelle et – dans le cadre mondial – que globale. La politique de la force a fondamentalement fait long feu.»
Il en résultait pour lui la primauté de la politique, c’est-à-dire: des négociations, le renoncement à la méthode du ‹jeu à somme nulle› (mon gain est ta perte) et le courage de transformer une vision de l’humanité en un objectif concret d’action politique: «La seule voie correcte est l’élimination des armes nucléaires, la réduction et la limitation de l’armement en général.»
Le 15 janvier 1986, la sensation politique était parfaite: le secrétaire général du PCUS de l’époque lisait une déclaration qui indiquait, par des initiatives partielles concrètes et réalisables, la voie à suivre pour un monde sans armes nucléaires d’ici l’an 2000.
Rétrospectivement, Gorbatchev a toujours souligné que sa politique de la Nouvelle pensée n’avait pas été conçue comme un gigantesque accouchement intellectuel sur une table de travail, mais qu’elle avait été élaborée, modifiée, mise en œuvre et développée pas à pas en interaction avec la politique pratique. Nouvelle pensée et nouvelle action se conditionnaient mutuellement.
Et parce que cette politique a été menée avec vigueur et constance par l'Union soviétique et – un véritable ‹tournant copernicien dans la politique de désarmement› qui a vaincu rien de moins que la logique même de la course aux armements! – qu’elle n’a pas été pensée en termes quantitatifs mais qualitatifs, de véritables succès ont été obtenus dans le domaine du désarmement:
la déclaration commune avec Ronald Reagan selon laquelle une guerre nucléaire ne pourrait jamais être gagnée par un camp, ne devrait donc jamais être déclenchée et qu’aucun camp ne devait aspirer à la suprématie militaire, a été suivie entre autres par le démantèlement de tous les missiles nucléaires terrestres à courte et moyenne portée, la réduction des missiles nucléaires stratégiques et la destruction de 80% de toutes les têtes nucléaires dans le monde. Et dans la «Charte de Paris» adoptée en novembre 1990 par tous les Etats européens – y compris l’Union soviétique, les Etats-Unis et le Canada – et qui scellait la fin officielle de la guerre froide, la vision de Mikhaïl Gorbatchev de la «Maison commune européenne» semblait également déjà se dessiner clairement. Sa maxime, qui a fait époque, était la suivante: «La sécurité est indivisible et la sécurité de chaque Etat participant est indissociable de celle de tous les autres.»
Une époque dont on ne peut que rêver aujourd’hui! And a long time ago.
Deux mille cinq cents fois la Seconde Guerre mondiale
Depuis lors, les temps ont toutefois profondément changé. Depuis le début des années zéro, presque tous les traités de désarmement et de contrôle des armements ont été démantelés – presque exclusivement sous la pression des Etats-Unis –, notamment le traité de désarmement le plus important de l’histoire mondiale, le traité INF signé fin 1987 par Mikhaïl Gorbatchev et Ronald Reagan. (Et cela a de graves conséquences pour le présent et l’avenir immédiat…)
Les guerriers du froid à l’Ouest et à l’Est ont de nouveau le vent en poupe, et pas seulement depuis la guerre de la Russie contre l’Ukraine: les bombes atomiques sont à nouveau présentées de toutes parts, les têtes nucléaires sont ‹modernisées› et ‹adaptables› – c’est-à-dire: maniables –, leur possible première utilisation est désormais non seulement explicitement ancrée dans les doctrines des Etats-Unis et de la Russie, mais dans le sillage de la guerre en Ukraine, des voix éminentes se sont également élevées pour promouvoir ouvertement des «frappes de représailles préventives»!
Et une course à l’armement incontrôlée avec des systèmes porteurs extrêmement précis et difficiles à éliminer à temps, comme les missiles hypersoniques, est en cours depuis longtemps. Ces derniers, ainsi que des missiles de croisière américains, seront à nouveau stationnés en Allemagne dans deux ans. Parallèlement, on travaille partout sur des concepts d’intelligence artificielle qui, notamment en combinaison avec les systèmes d’armes mentionnés, menacent de devenir autonomes. Et ce, bien que les quelque 15 800 bombes atomiques actuellement stockées dans le monde disposent ensemble d’une puissance explosive équivalente à celle de deux mille cinq cents Secondes Guerres mondiales!
En bref, l’héritage de Mikhaïl Gorbatchev en matière de politique de désarmement, la conséquence pratique sensationnelle de sa Nouvelle pensée, a été délibérément et violemment envoyé dans le mur. Et un puissant mouvement pour la paix, comme dans les années 1980, n’est toujours pas en vue!
Pour une «Nouvelle pensée 2.0»!
S’il doit y avoir une quelconque perspective de remédier à la situation, la première conséquence serait de prendre enfin à nouveau connaissance de ces faits, aussi alarmants soient-ils, et de les faire entrer dans la conscience générale des hommes politiques et des populations des pays directement et indirectement concernés – c’est-à-dire de tous les pays! Un retour aux principes de la Nouvelle pensée, c’est-à-dire une «Nouvelle pensée 2.0», est aujourd’hui plus nécessaire que jamais! C’est pourquoi, encore une fois, même si c’est la centième fois:
Une guerre nucléaire ne connaît pas de vainqueur, mais uniquement des perdants. Soit nous abolissons la bombe atomique, soit la bombe atomique nous abolit! Quiconque veut la paix doit – en inversant le proverbe latin classique – préparer la paix.
Si la politique de la nouvelle escalade continue de s’aggraver et qu’aucune pression ‹d’en bas› ne s’y oppose, alors la menace ultime n’est rien de moins que le globocide! Que ce soit militairement par des moyens de destruction massive ou ‹pacifiquement› par une catastrophe climatique. Nous ne pouvons pas nous permettre la résignation ou l’inertie. L’avertissement d’Einstein demeure pertinent:
«La simple louange de la paix est facile, mais inefficace. Ce dont nous avons besoin, c'est d'une participation active à la lutte contre la guerre et tout ce qui conduit à la guerre.»
C’est donc dans cet esprit qu’il faut agir.
* Dr Leo Ensel est chercheur en conflits et formateur interculturel spécialisé dans l’espace postsoviétique et l’Europe centrale et orientale. Il a publié des articles sur les thèmes de «La peur et le réarmement nucléaire» et sur la psychologie sociale de la réunification ainsi que des études sur les images de l’Allemagne dans l’espace postsoviétique. |
Source: https://globalbridge.ch/fuer-ein-neues-denken-2-0-fast-acht-jahrzehnte-nach-hiroshima-werden-atomwaffen-wieder-salonfaehig/, 5 août 2024
(Traduction «Point de vue Suisse»)