Il faut mettre fin à l'apprentissage numérique autodirigé dans les écoles primaires

par Daniel Wahl,* Suisse

(28 février 2025) Les pays qui ont promu la numérisation de l'école font marche arrière. Mais pas la Suisse, malgré des indicateurs inquiétants sur la santé mentale de nos enfants.

Daniel Wahl. (Photo
nebelspalter.ch)

L'expérience rend sage: des pays comme la Suède et la Norvège, qui avaient misé sur les tablettes et les ordinateurs, ont ordonné une pause numérique et reviennent au papier et aux crayons. La Grèce, la Hongrie et l'Italie ont entamé la nouvelle année scolaire sans téléphone portable. La France teste la pause numérique dans 200 écoles en interdisant les téléphones portables. L'Australie prévoit d'interdire l'accès à Instagram & Co. aux enfants de moins de 16 ans.

Les relations en pâtissent

Les responsables de l'éducation, qui ont pris les devants bien avant la Suisse en matière de numérisation dans leurs écoles, ont compris: la réussite de l'apprentissage ainsi que les relations entre les élèves et les enseignants et entre les enfants ont souffert de l'arrivée des ordinateurs et des smartphones. Des sociologues et des auteurs tels que Jonathan Haidt (publication: «Generation Angst») documentent un lien entre la baisse des performances scolaires, la concentration, les dépressions, l'isolement et le manque d'activité physique, notamment en raison de la surconsommation de smartphones et de médias sociaux. Haidt résume:

«Il est mauvais pour la santé mentale de nos enfants et adolescents de passer trop de temps dans les mondes numériques avec des outils technologiques à des stades importants du développement de leur jeune cerveau, et de vivre et explorer beaucoup trop peu le monde réel. Cela les empêche d'avoir suffisamment de temps pour acquérir les compétences réelles nécessaires à une vie saine et responsable dans la réalité.»

Pour un apprentissage durable, le lien entre l'enseignant et l'élève est
essentiel, tout comme la rencontre directe avec l'objet d'apprentissage.
(Photo keystone)

La causalité n'est pas prouvée, mais les indices abondent,

  • que le monde numérique désincarné et abstrait peut être anxiogène,
  • que la perte rapide de la communauté (community) dans l'environnement virtuel peut provoquer des dépressions,
  • que la numérisation peut provoquer un manque de sommeil et des comportements de type addictif,
  • que l'occupation avec les appareils numériques prive de temps pour partager la vie avec des amis (privation sociale).

Malgré ces indicateurs, la Suisse, qui a tendance à s'endormir sur ses lauriers, veut actuellement jouer les bons élèves. Beat A. Schwendimann, directeur du centre de travail pédagogique de l'Association faîtière des enseignantes et enseignants (LCH), fait preuve d'un manque d'esprit critique à l'égard de la numérisation. «Les écoles sont déjà en bonne voie, la numérisation, elle, ne commence pas demain», encourage-t-il.

Les directions de l'éducation ont aussi leurs «accrocs de la numérisation» – le député UDC lucernois Urs Christian Schumacher, spécialiste en pédiatrie, en a déjà fait l'expérience. Le Conseil d'Etat lucernois s'oppose à ses critiques à l'encontre de la numérisation. Pourtant, Schumacher (avec qui le Lehrernetzwerk Schweiz [Réseau d’enseignants Suisse] entretient des échanges étroits) a observé que les élèves sont désocialisés: «Ils sont laissés à eux-mêmes et à leur tablette, et l'enseignant n'est plus qu'un coach occasionnel qui transmet ses instructions principalement par Internet.»

Deux niveaux de numérisation

Parenthèse: il y a deux niveaux de compréhension de la «numérisation de l'école». L'un, sans doute moins controversé, est la numérisation de la bureaucratie scolaire. L'autre, plus controversé, concerne la numérisation de l'enseignement avec de nouveaux outils pédagogiques, souvent nettement plus chers. Ceci au niveau primaire. Il ne fait aucun doute que les jeunes du niveau secondaire doivent être préparés au monde professionnel numérisé et acquérir des compétences d'utilisateur d'ordinateur.

Andreas Walker, futurologue et père de quatre enfants, voit d'un œil critique le fait d'éduquer les enfants à devenir des êtres numériques: «Il est naïf de croire aveuglément que le marché mondial, la masse des producteurs de jeux, de cosmétiques et de textiles, ainsi que les milliardaires de la technologie qui envoient leurs propres enfants dans des écoles privées conservatrices, sont altruistes et responsables sur le plan sociopolitique et ne veulent que le meilleur pour nos enfants. Il est naïf de croire que nos jeunes prennent seuls de bonnes décisions, que tout cela va se développer tout seul et que nous nous adaptons de manière neurobiologique et évolutive», déclare Andreas Walker.

Afin de se faire mieux entendre et de lancer un débat plus large sur la numérisation de l'école, le député Urs Christian Schumacher a annoncé le lancement d'une pétition dans le canton de Lucerne. Titre: «Pas d'apprentissage numérique autodirigé dans les écoles primaires.»

A l'origine, Schumacher prévoyait de lancer la pétition en février. Mais en raison de son agenda politique surchargé, il a repoussé le lancement de la pétition à l'automne prochain. Il souhaite approfondir encore davantage le thème de la numérisation avec des spécialistes.

Le «Réseau d’enseignants Suisse» soutiendra M. Schumacher de toutes ses forces et diffusera la pétition. Nous allons confronter les politiciens de manière ciblée avec le sujet, afin que les conséquences de la numérisation soient également reconsidérées dans d'autres cantons.

* Daniel Wahl est enseignant et journaliste. Depuis 2013 et pendant cinq ans, il a été reporter en chef de la Basler Zeitung, et depuis 2022, il est rédacteur au Nebelspalter. Il est également directeur de l'association «Lehrernetzwerk Schweiz». Daniel Wahl est père de quatre enfants adultes et vit dans le canton de Bâle-Campagne.

Source: https://www.lehrernetzwerk-schweiz.ch/2025/02/09/digitales-selbstgesteuertes-lernen-an-primarschulen-muss-gestoppt-werden/, 9 février 2025

(Cet article est d'abord paru dans le nouveau magazine «Lehrernetzwerk Fokus» et a été mis à jour avec la nouvelle feuille de route du politicien cantonal lucernois Christian Schumacher).

(Traduction «Point de vue Suisse»)

Retour